HISTOIRE INTERDITE

UNE EXPERIENCE DE COLLECTAGE DE CONTES EN CHINE : Mandchourie, 2003

Lors de mes voyages à travers le monde, je profite de mes rencontres pour collecter des histoires. En 2003, c'est en Chine que je souhaitais faire du collectage mais plus particulièrement à la recherche de la légende du Nouvel an chinois. Ce séjour a duré un mois, en plein hiver et fêtes du Nouvel an. Au-delà d'enregistrements, de notes et de photos prises à ce sujet, c'est une aventure humaine particulièrement insolite que je vous propose de partager. J'ai profité du mariage d'un ami pour partir avec lui (à l'époque je ne comprenais que très peu la langue), et sillonner la Mandchourie.

Mais la première histoire a été cette aventure : entré clandestinement dans une ville interdite aux étrangers, j'ai collecté des histoires en prison, à l'hôpital, dans les trains, les fermes... Seuls quelques noms ont été modifiés.

"HISTOIRE INTERDITE"

J’ai proposé à un ami qui m’a invité à son mariage chez lui en Mandchourie, de l’accompagner et de parcourir la région en quête d’histoires et plus particulièrement celle de la légende du Nouvel an chinois.

Au-delà de cette riche expérience, c’est une rencontre avec la culture chinoise et une aventure rocambolesque dans l’une des villes les plus fermées du monde où je suis entré clandestinement..

L’aventure a commencé bien avant mon arrivée dans le Liaoning...

1 - PREPARATIFS

A Paris...

Les Galeries Lafayettes agissent comme un aimant sur les touristes chinois. C’est là que Monsieur Li me donna rendez-vous. C’est à ce moment que mon voyage commença.

Monsieur Li est un éternel étudiant, la tête bien formatée, emplie de rêves improbables : un mélange de caricatures et de vérités communistes.

Petit, il chantait dans les champs à l’heure des repas pour encourager les camarades paysans, foulard rouge autour du cou, brillant élève souvent cité en exemple. Mais son don tenait dans sa voix : une de ces voix particulières, rares, bien qu’insupportable pour une oreille occidentale, elle fait le bonheur des amateurs d’opéra de Pékin, qui plus est, une voix masculine.

Sa voix se brisa lorsqu’un midi ensoleillé, vêtu d’un simple short, il déambulait dans les champs de blés : un épi lui rentra dans les fesses ce qui déclencha moqueries et rires des travailleurs épuisés.

C’est à Paris qu’il a décidé de s’installer quelques années. Bien que son faux diplôme et ses connaissances corrompues suffisent à lui garantir un emploi, un séjour à l’étranger lui a été vivement recommandé..

Paris c’est la ville romantique : là, espère t-il trouver l’amour de sa vie. En attendant, il partage une chambre de bonne avec un compatriote que je nommai plus tard “Toupet” : un personnage incontrôlable dont on ne peut que tomber sous le charme. Ils partagent ce petit espace sans le moindre confort, meublé par deux gros téléviseurs sans âge : l’un servant à suivre tout ce qui est prétexte à parier, l’autre au karaoké.

Monsieur Li, grand, maigre est coquet bien qu’il ne se soit jamais servi d’un peigne. Il prend le temps de se confectionner des plats chinois et des médicaments, excusant auprès des voisins Toupet qui lui, préfère décongeler sa viande sur les cordes à linges dans le couloir, qu’il occupe une fois par semaine pour se laver, sans se soucier de son intimité, ni celle des voisins.

Un soir, alors que je lui enseigne quelques rudiments de français, Monsieur Li m’invite à son mariage. Je suis aussi surpris que lui semble t-il. C’est la voyante de sa famille qui a décidé qu’il doit se marier peu avant le Nouvel an, ayant déjà choisi pour lui sa future femme qu’il espère connaitre avant les festivités. Je lui promet donc de l’accompagner, pour le consoler et le rassurer.

J’en profite pour lui faire part de mon travail de collecte de contes en Chine : j’ai envie de parcourir une région pour avoir différentes versions ou façons de conter la légende du Nouvel an chinois. Il me propose alors de sillonner avec moi la Mandchourie, sa région. Son père est le conteur de son village, celui qui anime les fêtes : il sera heureux de me conter cette légende.

Ce n’est que quelques jours plus tard que je me préoccupe des formalités. Monsieur Li est fier de me dire que je vais pouvoir venir chez lui. Non que sa famille soit réticente, bien au contraire, mais cela n’allait pas de soi. Il habite Lüshun, connu sous le nom de Port Arthur. Je comprends alors que je vais me rendre dans une région très rude - la Mandchourie - en plein hiver. Je ne sais pas encore que cet hiver sera particulièrement cruel, au point que je souffrirai de la chaleur en rentrant à Paris, par quelques degrés au-dessus de zéro, en février 2003. Mais ce n’est qu’un détail lorsque Monsieur Li m’apprend que cette ville est strictement interdite aux étrangers.

La curiosité me pousse à faire quelques recherches sur internet. Depuis la seconde guerre mondiale, seuls deux personnes étrangères y sont allées et encore, des militaires. Au-delà de ses pages d’histoire tragiques, la ville est à un carrefour stratégique, entre la Russie, la Corée du Nord et du Sud mais surtout, elle abrite la base nucléaire des sous-marins chinois... Monsieur Li me dit que j’ai l’autorisation du Bureau politique, du maire, de la Marine et de l’Armée de terre. C’est un bon début.

. Préparatifs

C’est donc aux Galeries Lafayettes que nous nous donnons rendez-vous pour préparer notre départ. Il doit acheter des vêtements pour toute la famille avec un petit budget. Mais il veut les acheter ici, dans ce magasin mythique en Chine.

Par chance, dans le secteur des vêtements pour femme, au milieu de l’après-midi, les clients comme les touristes sont rares. Nous sommes une distraction pour les vendeuses.Je laisse Monsieur Li flâner dans les rayons lorsque je le surprend titubant, convulsif. Je me précipite à sa rencontre où il me tombe dans les bras, très sérieux mais en aucun cas malade.Sa mère a de grands pieds et il essaye des chaussures à talons pour elle, sous le regard médusé des vendeuses. Pas très à mon aise, je ne dis rien mais l’observe attentivement.

Au milieu d’une grande allée, rayon jupes, Monsieur li enlève son pantalon, laissant apparaître un survêtement qu’il retire également pour laisser voir sa troisième couche de vêtements : un collant en laine de couleur orange. Je suis aussi surpris que les vendeuses, figées à leur poste. Il essaye alors une jupe taille 56, chaussures à talons aux pieds. Monsieur Li est satisfait de son choix. Il se rhabille, toujours dans l’allée.

Je lui fais part alors de mon soucis de trouver des souvenirs de Paris à offrir. Sans sourciller, il me fait alors la liste de toutes les personnes que je devrai remercier pour m’avoir autorisé à venir :

Le maire

le chef du bureau politique

le directeur de l’office du tourisme

le chef de la police

le chef de l’Armée de terre

le chef de la Marine

le chef de l’Armée de l’air

Un beau-frère qui me fera entrer dans la ville

...La liste s’allonge. Moi, je pensais à la famille : parents, beaux-frères, soeurs, cousins, entre autres.

Je commençais à me faire à l’idée que le plus simple était d’acheter une boutique de souvenirs quand je réalise que toutes ces personnalités importantes, représentant le pouvoir et l’Armée, sont des personnes corrompues  habituées à recevoir beaucoup d’argent. Monsieur Li n’est nullement inquiet. Il me propose de me faire une liste de ce que je dois précisément acheter pour chacun.Je m’imagine déjà formuler des excuses pour annuler ce voyage. Je prends la liste qu’il commente en même temps. Pour les chefs, une boule de neige “Paris” et une bouteille de vin de mauvaise qualité mais avec une belle étiquette. Pour les autres, soit la bouteille, soit une boule de neige. Soit moins de dix euros par personne. Je ne peux pas m’imaginer offrir au Maire, au chef des Armées ou de la police une boule de neige “Paris”. Je préfère y renoncer mais Monsieur Li est sûr de lui.

Place Clichy, j’achète une dizaine de boule de “neige” avec Notre-Dame, le sacré coeur et la Tour Eiffel. Quelques faux parfums de mauvaise qualité mais à l’image du romantisme parisien ; quelques gadgets et tee-shirts “Paris”. Dans un hard-discount quelques bouteilles bas de game mais avec un joli château avec des vignes dessinés sur l’étiquette. Après ces quelques présents emballés, je m’affaire à préparer la liste de ce que je dois emporter pour moi. J’ai déjà beaucoup voyagé mais jamais par des températures avoisinant les moins 35°c Monsieur Li tiens à acheter les billets d’avion pour Dalian avec escale à Beijing.Tout est prêt, sauf moi. Mais entrer dans une ville interdite, en Mandchourie me plait bien.

Le Moulin Rouge

Pour remercier Monsieur Li je veux lui faire une surprise. Le Moulin Rouge fait l’objet de nombreuses blagues en Chine : il est perçu comme un immense lieu de débauche. Je l’invite donc à sortir avec moi après dîner. Monsieur Li est habitué à se coucher tôt, ne sortant presque jamais se distraire. A 22h30 nous marchons depuis la place Stalingrad en direction de la place Clichy. A un moment il aperçoit les ailes du Moulin. Il me demande ce que c’est. Je le renseigne mais il n’imagine même pas passer devant, encore moins s’y arrêter.Il devient pâle à la vue des nombreux sex-shop, se retenant de me dire tout le mal qu’il en pense. Ses yeux bridés s’arrondissent lorsque nous approchons du Moulin. Nous raletissons le pas devant la foule qui se hâte de faire la queue pour y entrer. Monsieur Li est livide : dans la foule impatiente, des enfants et des vieillards. Il est choqué ; je lui dit que c’est plus amusant avec des enfants et des retraités. Il est obligé de me croire. Il en tremble. Je lui annonce alors que nous allons y entrer aussi. Il me supplie du regard, hésite et cherche ses mots pour me dire qu’il ne veut pas. Je lui propose alors de s’approcher des portes et de regarder par les hublots, avec l’autorisation du personnel. Il ne voit que des gens qui dansent et rient. Il n’ose refuser mais n’est pas rassuré. Je lui explique que nous allons à la dernière séance, qu’il n’y aura pas de danse. La foule entre lentement. Lorsque nous arrivons à l’entrée de la salle, il est surpris que des tables soient installées. Pour l’inciter à entrer, je lui dt que nous serons assis à une table pour boire du champagne. Après ? je lui dit que c’est justement la surprise. J’avais déjà vu cette revue et avait demandé à être placé au premier rang face à la scène. Le champagne servi, Monsieur Li est livide et, lorsque la salle est plongée dans le noir, il manque de tomber de sa chaise mais il n’a pas le temps de réagir car brusquement la scène est inondée de lumière, de paillettes et de musique. Presque sous son nez, Monsieur Li peut voir plusieurs (très belles) femmes au seins nus. La soirée se poursuit, Monsieur Li est plus décontracté.

J’espère qu’il pourra parler enfin du vrai Moulin Rouge à son retour en Chine, quitte à briser une légende.

Nous partons dans quelques jours. Monsieur Li et Toupet sont seuls pour le Nouvel An.. Je décide de les inviter chez des amis en leur réservant une surprise : outre le romantisme et le Moulin Rouge, la gastronomie française est pour eux aussi une légende.

Le 31 décembre au matin je débarque chez eux. Toupet ronfle et Monsieur li a disposé de nombreux ingrédients sur les télévision qui, accessoirement servent de tables. Il m’explique que c’est l’anniversaire de Toupet et qu’il lui fait des pâtes spéciales. Il est décidé aussi à m’apprendre à faire des raviolis. Il est si enthousiaste qu’il commence à me chanter des classiques de l’Opéra de Pékin. Toupet se réveille : “ - Quel toupet! “ s’exclame t-il en chinois, d’où son surnom. Toupet ne parle pas un mot de français mais est capable d’utiliser le proverbe français le moins usité toujours à bon escient et dans un français parfait. Un mystère. Après un début d’après-midi confection de raviolis-karaoké, je les quitte en leur donnant une adresse où me rejoindre le soir.

Ils arrivent  19h, bien habillés, chacun une rose dans la main. La maitresse des lieux âgée de 89ans les accueille. Ils sont perdus. Je leur explique alors qu’ils vont faire un “vrai” repas à la française. Ils entrent dans le petit salon, orné de tableaux de maitres. Un appéritif qu’ils prendront au départ pour Le repas. Une double-porte s’ouvre sur la salle à manger. Ce soir ils dînent dans du Sèvres et vont apprendre à utiliser tout le service. Ils sont éblouis par la luxure des lieux et du repas. Toupet nous apprend qu’il est arrivé en France avec un pantalon, une chemise et… trente-neuf boites de plumes. C’est un excellent calligraphe. Nous évoquons alors les classiques français qu’ils ont appris à l’école. Toupet nous mime les Trois mousquetaires qu’il adore, et, debout sur une chaise s’approprie le rôle du corbeau de Lafontaine à qui le renard veut prendre sa… viande. Mais pour lui, ces fables sont chinoises. Nous passons au boudoir pour prendre le café. Toupet est tout rouge d’être embrassé  minuit et, à notre grande surprise il avait acheté des pétards qu’il s’empresse de faire exploser dans la rue.

Nous finalisons notre projet de voyage. Nous allons passer quelques jours à Port Arthur, où nous rencontrerons des conteurs amateurs. Puis visiterons des personnes très âgées dans la campagne mandchoue pour écouter des histoires liées au Nouvel an. Enfin, nous emprunterons le train le plus lent en faisant des haltes pour aller à Harbin.

Au 1er janvier, j’ai tout préparé pour le voyage. Le départ est le 15.

2 - PORT ARTHUR

Je viens chercher Monsieur Li chez lui. Toupet est là, me donnant maladroitement un paquet cadeau pour mon départ. Il est originaire de Dalian et connaît bien la région, c’est pourquoi il a peur que j’attrape froid. Le paquet est mou, sans forme. Je l’ouvre. Une grande écharpe grise tricotée avec de grosses mailles, confectionnée par Toupet. J’ai du mal à imaginer ce colosse, plus grand et fort que moi (1,92m) tricoter.

Comme ils n’ont pas vu le film “Le Père Noël est une ordure” je n’ai pas résisté à rejouer la scène du film mais j’ai été sincèrement touché par son attention. Je garde toujours précieusement mon écharpe.

Je la glisse dans mon gros sac à dos. Monsieur Li quant à lui traîne une grosse valise d’une autre époque.

Premier vol, Paris-Beijing. Monsieur Li a été programmé pour s’endormir au décollage. A cette époque je n’ai pas encore le remède miracle pour bien supporter l’avion. Pour m’occuper, je mange même son plateau repas, avec une partie des couverts en plastique pour calmer mon angoisse.

2003.01.16

Beijing. Il y a une grande effervescence et notre avion a eu un peu de retard. Je suis bien plus habitué à m’orienter dans les aéroports mais Monsieur Li est déterminé à prendre le contrôle de notre voyage. Bien entendu, il se perd et notre avion pour Dalian a déjà décollé.

Il nous prend des billets pour le vol suivant, complet semble t-il mais lorsque je vois mon billet, je comprends que nous voyageons en classe affaires.

Classe “affaires” sur un vol intérieur chinois… Je n’ose regarder l’avion de près et, à bord, après que l’hôtesse ai refermée la porte du vestiaire dans un grincement sinistre, je me demande si nous allons réussir à décoller avec la classe économique.

1h d’avion plus tard, nous atterrissons enfin à Dalian. Ville spéciale, au même titre que Shanghaï, pour son statut économique, mais moins importante, avec à peine trois  millions d’habitants.

Nous nous dirigeons vers la sortie lorsque un enfant se précipite sur moi avec un bouquet de fleurs : Hiver, âgé de onze ans, connu à la tv chinoise pour avoir interprété le rôle de l’empereur -enfant- dans une série culte. Ses parents (1er beau-frère et la soeur de Monsieur Li), un cousin nous accueillent.

Entrée clandestine.

C’est dans une voiture tout-terrain confortable que je poursuis mon voyage. Il est 9h. Mais je suis inquiet car dans la voiture, les visages sont fermés et tous discutent très sérieusement.

Monsieur Li m’annonce que finalement nous n’avons pas encore  les autorisations pour entrer dans la ville.

Quelques kilomètres avant le contrôle, il me demande tout naturellement de me cacher dans le coffre, heureusement grand.

Après un moment qui me semble durer des jours, le véhicule s’arrête. Le coffre s’ouvre. Je suis saisi par le froid : 19°c au-dessous de zéro.

Monsieur Li me demande de sortir, de monter silencieusement et discrètement l’escalier. Trois étages plus hauts d’un immeuble des années 80, une porte s’ouvre.

C’est un appartement typique inimaginable en France. La porte d’entrée ouvre sur une entrée basse pour limiter l’impact du froid. Là on se déshabille, comme Monsieur Li aux Galeries Lafayettes ; les mandchous ont l’habitude d’avoir plusieurs couches de vêtements.

Les pièces secondaires (chambres) au mobilier standardisé comme implanté dans les murs, se déploient tout autour de la pièce centrale, sans fenêtre pour éviter que le froid et les mauvais esprits s’invitent à table. Les fenêtres des chambres sont doublées et l’espace entre les deux vitres servent de congélateur…

A peine entré, fatigué, nous nous dirigeons vers la chambre des parents. Le père est absent  mais la mère nous attend dans son lit.

La famille, bien qu’habitant un appartement moderne, n’a pas perdu les habitudes de la campagne. Tous les invités sont reçus dans le lit de madame Li.

Je me retrouve donc sous les couvertures, dans le lit, assis face à mon hôte, avec des pieds de porc que l’on m’a servi pour le petit déjeuner et un verre d’eau chaude (l’eau est bouillie avant d’être consommée). Bienvenu en Chine.

Madame Li passe une bonne partie de sa vie au lit. Dans sa main droite, une tapette à mouches qui lui sert de gratte-dos et dans l’autre, un crachoir.

De chaque côté du lit, fixés au mur des calendriers. En face, un portrait de Mao. Mais elle attire mon attention sur le grand cadre de photos qui surplombe le lit.

Elle entreprend de me résumer sa vie, à grands coups de tapette portés sur chaque photo qu’elle peut me désigner les yeux fermés. Toute sa vie tient dans ce cadre.

J’apprends qu’ils habitaient un village en bordure de mer, depuis avalé par les terrains militaires. Son mari est toujours appelé pour les grandes occasions afin qu’il raconte des histoires.

Mais deux problèmes se posent : je suis clandestin dans cette ville où je dois me cacher car les militaires et policiers ne manquent pas dehors ; le conteur quant à lui est à l’hôpital pour un cancer.

Durant cette première journée, je ne perds pas de temps car Hiver est avide de me raconter des histoires. Mais du temps, ce n’est pas ce qui va me manquer : il est impossible pour moi de sortir.

J’ai encore le droit au corbeau et sa viande avec le renard mais Hiver n’a jamais entendu parler de La fontaine. Puis une version du “Petit chaperon rouge” chinois (similaire à la version de P.Picquier). Il m’initie à un jeu populaire de l’époque : les “pog” mais dans la version chinoise, il s’agit de papiers de bonbons pliés. La valeur se calcule en fonction du lieu de fabrication du bonbon…

2003.01.16

Dans la chambre que j’occupe, un immense poster écrase la pièce de ses couleurs vives. les couples chinois, même âgés veulent leur photo de mariage à l’occidentale : maman-Li, soixante ans, s’expose plus grande que nature avec un maquillage soutenu, dans une robe rouge vive. Je vais devoir m’habituer à passer mes nuits avec elle mais pas que… car beaucoup de monde passera dans mon lit, ce qui fait le charme du réveil… Le plus souvent c’est Hiver que je retrouve sous les couvertures, avec des brochettes ou des raviolis.

Le plus surprenant est que la fenêtre domine la grande cour de la police. Chaque matin à cinq heures, la musique me réveille et je peux assister à un spectacle inédit : des dizaines de policiers dansant le tango pendant dix minutes, par moins 20°c.

Personne ne sait que je suis là… sauf la famille et c’est un défilé constant.

Je demande à la cousine d’Hiver si elle peut me raconter les histoires qu’elle apprend  l’école ou me chanter des chansons. Sa mère est d’accord mais pour une autre fois. Je comprends qu’elle va auditionner sa fille avant moi.

J’enregistre sur mon dictaphone la situation de cette ville, avec l’aide de Monsieur Li, alors qu’Hiver, une brochette de poulet à la main se regarde à la télévision, avant d'enchaîner sur des dessins animés japonais, le son poussé au maximum.

En milieu d’après-midi, les soeurs de Monsieur Li préparent les raviolis dans la chambre de leur mère, sous le regard de Mao. Je les aide. Troisième soeur me raconte la légende des gâteaux de lune que nous ferons ces jours prochains. Mais elle ne fait pas de raviolis : assise sur le lit de sa mère, elle tricote des chaussons.

Hiver brandit son pistolet à fléchettes et tire partout en hurlant mais personne ne fait attention à lui, ni même lorsque, je ne sais comment, une flèche reste collée par la ventouse sur le front de maman-Li.

Puis tout à coup celle-ci se met à hurler : en levant la tête je vois qu’il a tiré sur le portrait de Mao. Il est puni, trois heures.

2003.01.17

Après une nuit mouvementée (la traversée de mon lit par maman-li venue chercher des plantes dans la fenêtre-frigo et Hiver au sommeil agité), la journée suivante se déroule au compte-goutte.

Mais le soir, un visiteur important doit passer et je suis convié à sa réception. C’est le chef de l’armée de terre, du moins, un haut gradé.

C’est une sorte de sapin de Noël qui entre, tant les décorations recouvrent son habit officiel.Toujours pas habitué, je le vois retirer ses chaussures puis son pantalon. Ayant gardé sa veste clinquante et son képi, c’est en collant de laine blanc qu’il nous précède dans la chambre et nous sommes maintenant nombreux sur le lit de maman-Li. L’homme qui l’accompagne est resté dans l’entrée. Je reste hébété par la situation et ne comprend rien à ce qui se dit. Jamais je ne me serai imaginé discuter assis dans un lit avec un militaire en collant et mamie qui, décidément, ne peut se passer de ses accessoires. Il m’est traduit que je pourrai sortir le lendemain, avec autorisation, mais dans un périmètre précis pour ne pas empiéter sur les autres zones militaires.

Monsieur Li me demande de le suivre. Nous sortons de la pièce ; il me dit que c’est le moment de lui offrir un cadeau : je suis honteux et stressé.Cet homme habitué à avoir, j’imagine, ce qu’il veut, va recevoir une boule neige en plastique et une mauvaise bouteille de vin. Je suis encore plus gêné de le voir si heureux de ces présents. Ou plutôt de ne pas savoir ce qu’il en pense. Il les donne à son homme de main pour se rhabiller.

Après cette visite, nous dînons, à 19h (soit 2h de retard) 1er Beau-frère à l’habitude d’engloutir entre 50 et 100 raviolis. Pour palier à ma maladresse, j’avais donné des formes excentriques à mes raviolis : en forme de chapeau-Napoléon que je dois maintenant expliquer à mes hôtes. Heureusement, on mange très bien en Chine.

2003.01.18

A 5h, je prends peur en me réveillant : maman-Li en mariée est la première chose que je vois. Je me glisse à la fenêtre pour entrevoir entre les ingrédients du “frigo” les policiers danser. Ce matin je vais sortir. Après avoir expliqué à 1er Beau-frère qu’il n’est pas obligé de me suivre dans les toilettes pour me parler, pris une douche froide, j’ai à peine le temps de m’habiller. On frappe à la porte.

Un chauffeur, lunettes noires, costume cravate impeccable est venu me chercher.

Je suis entré dans cet appartement en sortant du coffre d’une voiture : ma sortie est plus spectaculaire encore! En bas de l’escalier, un véhicule blindé aux vitres teintées m’attends. Je suis encadré par deux militaires armés jusqu’aux dents. Dans le véhicule, Monsieur Li me demande où je veux aller. C’est assez comique. Je réponds : la poste. Le véhicule nous y conduit. J’entre avec mes gardes du corps dans l’établissement. Le postier qui n’a certainement jamais vu d’étranger me vend des enveloppes et cartes postales. Assis à une table, j’essaye d’écrire mes cartes mais, avec deux militaires, c’est difficile. Je demande s’il y a des musées : “interdits pour l’instant”. Monsieur Li connaît ma passion pour les reptiles et m’indique l’un des plus grands vivarium du monde, juste en bordure de mer. Arrivé, je suis émerveillé par la vue sur le port de la ville, avec son avancée naturelle dans la mer, abritant les sous-marins nucléaires.Je dois attendre avant de descendre de véhicule. J’aperçois un mouvement de foule ; mes gardes du corps font évacuer le vivarium, personnel compris, pour que je puisse visiter. A peine une  heure passée, le téléphone de monsieur Li sonne : 1er Beau-frère à faim et il faut rentrer déjeuner…L’après-midi, c’est une sortie sur les hauteurs de la ville pour voir les anciens camps occupés par les japonais et russes durant la guerre, puis les souterrains aménagés à cette époque. Durant le trajet du retour, je chante des comptines avec Monsieur Li pour voir celles qui nous sont communes. Les militaires restent de glace, même lorsque j'entraîne Monsieur Li dans des mouvements de bras pour le moulin du meunier qui va trop vite.

Je suis épuisé mais ce soir, 1ère soeur à l’intention de nous inviter chez elle. Je vais sortir dans la rue! Son mari est un riche ingénieur : il a trouvé le procédé pour le transport du poisson frais à travers le pays : une température qui maintien le poisson en vie mais à la limite de la congélation. Je sors avec la famille. Nous prenons une rue. C’est un souvenir horrible : je vois des rideaux qui bougent derrière les fenêtres et certainement la vendeuse qui me dénoncera, en téléphonant à la police dès qu’elle me voit. L’appartement de 1ère soeur est plus luxueux. Le même poster de mariés géant s’étale sur le mur du salon. Très vite, un voisin arrive. Je dois me réfugier dans la chambre. Je m’assied sur un matelas à eau, sur lequel je me stabilise non sans mal. Puis, je ne sais pourquoi, les uns après les autres, ils me rejoignent et je commence à avoir le mal de mer. Mais les derniers arrivés, plus mal à l’aise que moi, sont des policiers. Ils viennent me chercher.

A vrai dire ils ne savent pas quoi faire de moi… Dans cette ville, raison peut-être pour laquelle elle est encore fermée, personne en sait plus très bien quelles rues sont ou non militaires et, vu le nombre de militaires au mètre carré, le moindre petit problème peut devenir ingérable.

Je vais donc au poste de police. Lorsqu’ils me demandent ce que je fais là, c’est un peu compliqué de répondre. Je demande à Monsieur li de leur dire que je viens collecter des histoires et que je suis invité à Port Arthur. Mais leur problème est de savoir comment se débarrasser de moi. A peine trois heures se sont écoulées que Monsieur Li revient me chercher. Je suis libre… enfin libre de me cacher à nouveau. Avant de partir, à ma demande, Monsieur Li questionne celui qui me semblait doué pour raconter des histoires. Il me raconte ma légende du Nouvel An. Je ne comprenais rien mais me passais de la traduction de Monsieur Li : un policier armé qui vous raconte au commissariat une histoire de monstre, ca le fait quand même!

2003.01.19

Ce matin, troisième soeur et sa fille arrivent. Comme je leur ai dit que j’allais les enregistrer sur mon dictaphone, elles se sont faites belles. La petite cousine d’Hiver (qui a interdiction d’entrer dans la chambre) commence à raconter les histoires qu’elle a apprise à l’école. Lorsqu’elle chante “ah vous dirais-je maman…”, elle marque une pause, cherchant les paroles. J’enchaîne en français. Elles sont heureuses que je connaisse les chansons chinoises. Puis Troisième soeur devient rouge parce que dans sa lancée, cousine me raconte une histoire qui n’était pas prévue : Cendrillon. Hiver me fait jouer à un jeu chinois assez complexe pour moi : le jeu est posé sur une petite table en équilibre sur un lit. Une sorte d’échecs mais représentant des armées, avec des pions-bombes.

La journée s’écoule. Après dîner, première soeur arrive et nous informe qu’un important industriel local, donc politique, souhaite me faire visiter son abattoir de porcs et de confection de saucisses… tard dans la nuit pour ne pas êtres vus. C’est une manie. Personne ne doit me voir, tout le monde sait que je suis là. Je cache ma joie à l’idée de voir des cochons se faire électrocuter à 1h du matin… et ne manque pas de déguster ensuite du saucisson chinois. Sur les conseils de première soeur, j’offre une boule de neige et une bouteille.

2003.01.20

A 5h, la musique s’élève. C’est Monsieur Li que je retrouve dans mon lit : après enquête, Hiver aurait dévasté son lit la nuit. Ce matin première soeur arrive. Nous nous entendons très bien. Elle m’offre une plaque métallique : il s’agit de l’une de ces plaques qui ornaient les murs des rues, avec des slogans de propagande. Bien entendu, il est interdit de l’emporter en souvenir mais, après tout, au point où j’en suis, je ne me préoccupe pas trop du retour pour l’instant. Ce midi, nous allons au restaurant. C’est une surprise pour moi.Nous prenons une voiture non blindée, sans militaire, bref, en  toute simplicité.

Le restaurant est en bordure du port militaire, vue sur la mer. Un grand restaurant. Nous entrons : troisième soeur, Monsieur Li et moi. Nous nous présentons et rapidement sommes conduits à l’étage, dans une salle de réception privée : une sorte de suite dans un palace. Nous sommes seuls mais la table est grande et le service imposant. Rapidement, des hommes costume-cravate et officiers entrent.

Monsieur Li me dit que tout va se jouer maintenant : autorisations ou prison ou, pire pour moi, l’expulsion qui m’interdirai certainement de revenir en Chine.

A partir de là, Monsieur Li me traduit discrètement tout ce qui se passe. Je ne peux entrer dans les détails sur les tractations pour acheter mes autorisations, mais je peux vous dire que c’est bien plus surprenant que toutes les histoires que j’ai pu entendre.Je me concentre sur le repas : intestins et veines de porc, langoustes,... Je pense alors aux boules de neiges que je traine avec moi et la scène “émotion” lorsque je leur offrirai. Un plat de poissons arrive. J’observe l’imposante femme militaire assisse face à moi, aussi large que haute, habituée à donner des ordres. Elle parle fort, avec aplomb et rit. A un moment, elle enfourne la tête entière de son poisson dans sa bouche puis elle rit : ouvrant grande sa bouche pour laisser voir à l’intérieur la tête du poisson avec sa bouche ouverte. En même temps, je sens l'oeil de mon poisson sous mes dents. Une sensation inoubliable : dire que dans certaines parties du monde, c’est une friandise pour les enfants… A la fin du repas, je comprends qu’un immeuble pourra être construit exactement là où une vue superbe et un écosystème était né, grâce aux mesures d’interdictions de circulation humaine… Je n’ai pas mon mot à dire.

Face à moi, le représentant de l’armée de l’air, de la Marine, un représentant de la mairie, me donnent leur autorisation. Mais le meilleur arrive au dessert. Le responsable du “tourisme” appel son collaborateur et lui chuchote à l’oreille. Finissant mon café -et du vrai-, ce dernier réapparaît avec un coffret qu’il ouvre sous mon nez. Je me prépare au pire et me fige un sourire de convenance sur le visage.

Monsieur Li traduit : sur ce cd-rom, vous visiterez tout le port militaire, avec, ajoute Monsieur Li, les plans de la base sous-marine. Même si cette base est connue depuis longtemps des services de l’espionnage étrangers, comment expliquer à la douane de l’aéroport de Pékin que les trois armées m’ont offert ce coffret dans une ville interdite en cas de fouille… Avant de partir, la femme-poisson, plus impressionnante debout, agite avec plaisir sa boule de neige. Cela reste un mystère pour moi. Pour le moment, je suis libre même si les regards de la population seront toujours lourdement posés sur moi. Pour digérer, nous allons nous promener non seulement sur le port, mais jusqu’à la base sous-marine. J’aurai été à peine surpris de faire un tour en sous-marin.

Mais je suis là pour collecter des histoires, à travers la région. Maintenant, j’ai le droit d’entrer, de me promener, modérément. Mais je ne sais pas encore... comment sortir de la ville!

2003.01.21

Le problème de ma présence dans cette ville réglé, je peux songer maintenant à sillonner la région : voir les parents de 2ème Beau-frère, tous deux âgés de plus de quatre-vingt ans à la campagne ; rendre visite au père de Monsieur Li gravement malade à Dalian ; prendre le train pour me rendre à Harbin et voir enfin les sculptures de glace, en passant par l’ancien palais de l’empereur fantoche et continuer à écouter des histoires. Nous devions entreprendre ce voyage après le Nouvel an et le mariage de Monsieur Li. Mais le mariage a été annulé. Monsieur Li ne verra peut-être jamais le visage de son ex-futur femme.

Si j’ai maintenant l’autorisation d’entrer dans la ville, de m’y déplacer avec prudence, je n’ai pas encore de solution pour en sortir. Car cette fois, nous ne pouvons emprunter le véhicule tout-terrain et pas envie de voyager dans le coffre d’une voiture.. 2ème Beau-frère contacte son cousin, chauffeur d’un bus qui passe chaque matin aux alentours de 5h.

2003.01.22

A 5h, 2ème Beau-frère, Monsieur Li, Hiver  et moi-même attendons dans la nuit noire et le froid de plus en plus glacial. Le bus arrive. Il y a déjà du monde. Je suis assis près du chauffeur mais la situation ne peut durer. Je risque d’avoir des problèmes très vite. La solution est trouvée. Le chauffeur demande à 2ème Beau-frère qui a déjà travaillé avec lui de m’expliquer comment l’on vend les tickets dans le bus. Je prends une sorte de gros accordéon avec des boutons et un tiroir pour la monnaie : une antiquité. Hiver est absorbé par la route. Monsieur Li somnole.

Je deviens vendeur de tickets dans le bus. Une idée des plus absurdes. Mais ca marche. Personne n’ose protester… Je dois apprendre très vite : je me trompe dans les boutons, mais j’ai appris à marchander dans les bus chinois et sais y faire maintenant. Il y a deux portes à gérer et ce n’est pas si simple. Par moment je dois demander au chauffeur le prix pour le client Cela continue bien au-delà de la ville durant 1h30 environ. Le bus nous laisse descendre au milieu des champs, à perte de vue, gelés et enneigés. Un petit hameau aux maisons basses repliées autour des cours. Nous arrivons dans une petite maison. Trois pièces : l’entrée où est stockée l’eau, une salle principale avec un kang particulièrement haut et une grande cuisine avec un immense wok, chauffé avec de vieux épis de maïs et du bois. Le sol en terre battue n’isole pas du froid mais le kang est chauffé par la cuisine. Nos hôtes nous accueillent, assis sur le kang. Je peine à monter dessus et surtout je me brûle les fesses : je saisi un petit banc. La décoration se compose d’une horloge très simple, un portrait de Mao, un calendrier, un petit meuble. Ils m’attendaient ; j’apprécie leur aisance, leur esprit vif et leur curiosité : c’est le premier étranger qu’ils reçoivent. Malgré leur âge avancé, leur isolement, ce couple de paysans s’animent avec joie à la vue d’Hiver qui s’empresse de leur montrer son dernier jeu vidéo. Ils m’expliquent qu’ils ont demandé à leur cousine, plus alerte, de préparer plein de plats différents. L’histoire qu’ils m’ont préparée est très surprenante. Ils m’accompagnent dans l’entrée. La cousine monte sur un tabouret pour saisir une ficelle en haut du mur. Un grand rouleau de déroule sous mes yeux : c’est un arbre généalogique de la famille qui s’est transmit depuis plusieurs générations. Il est coupé en deux dans le sens de la hauteur : d’un côté (à gauche) le nom des épouses/filles avec peu d’informations, et de l’autre, celui du père/fils plus détaillés, avec même leur métier. Le tout est richement encadré d’illustrations. Le grand-père me conte l’histoire de chaque génération : c’est toute l’histoire de la Chine qui défile.

Pendant que le couple profite d’Hiver, moi je profite de la cuisine où je peine à résister aux bonnes odeurs. Je remarque alors que le carrelage de la cuisine n’est pas tout blanc : certains carreaux sont décorés avec des personnages. Je reconnais alors Sun Wukong. Je me demande bien comment le Pèlerinage vers l’ouest a trouvé sa place ici. La cousine qui n’a que peu d’éducation commence à me résumer l’histoire que j’avais lu. En même temps, elle cuisine. Le repas est servi sur le kang où je ne sais que faire de mes jambes. Poisson, choux et huîtres (sans les coquilles) sont servis (avec des cacahuètes). C’est un bon repas. Je craignais de devoir dormir tôt mais je suis fatigué et ne me plains pas. Les couvertures sont alors déployées sur le kang : cette fois je ne regrette pas de devoir partager mon lit. Je me cale entre Monsieur Li et Hiver, après avoir profité des 22°c en dessous de zéro pour aller aux toilettes, dans la cabane au fond du jardin.

2003.01.23

Pas de musique pour me réveiller mais de bonnes odeurs de cuisine. Seul Hiver dort encore. Un brin de toilette pour me réveiller : je casse la légère couche de glace : à cette température, l’eau me réveille d’un coup. Nous prenons un dernier déjeuner copieux. Nous parlons des différentes traditions liées au Nouvel An. Mais surtout, dans la cuisine, la cousine me prépare des petits pains pour le voyage. Je lui demande alors comment elle a mis des tampons rouges dessus. Elle m’explique que c’est la marque de sa famille. Elle me donne deux tampons : de simples bouchons de bouteille découpés.

Nous partons pour Dalian. Longeant les voies ferrées, nous arrivons jusqu’à un bus qui nous amène en ville. Là un bus express nous conduit à Dalian. Il est 15h lorsque nous arrivons près de l’hôpital, où la famille rend visite au père de Monsieur Li. De l’autre côté de la route, séparée par le tramway (conduit uniquement par des femmes), la mer. Une maison jure dans le décors : c’est une réplique du château de la belle au bois dormant de Disney, construite par un riche homme d’affaires aux goûts incertains. Je laisse la famille retrouver le père de Monsieur Li avant de m’y rendre. Je décide d’aller à la plage, juste en face. Pour y entrer, il faut payer, comme dans le métro. Une grande esplanade bétonnée avec des baraques à jeux et à friandises, fermées. Quelques vieux manèges pour enfants. La mer quant à elle est cachée derrière, où il faut enjamber câbles et poubelles improvisées pour y accéder.

Dans l’hôpital, beaucoup de monde. J’entre dans la chambre où cinq lits sont alignés Seul le père de Monsieur Li occupe un lit. Il est très fatigué mais dans un moment de lucidité il a exprimé le souhait de me raconter la légende du nouvel an. Nous allons finalement passer la nuit ici. Je vais dormir dans l’un des lits, tout habillé. Tard le soir, mon conteur se réveille pour me conter sa légende. C’est la version que j’ai résumé sur la page concernée sur le site mais avec profusions de détails et d'anecdotes. C’est une nuit très agréable : ce n’est pas tous les soirs qu’un conteur me raconte une histoire pour m’endormir et, cette fois, personne ne viendra squatter mon lit.

2003.01.24

Le lendemain, tôt le matin, une infirmière me déloge pour laisser la place à un malade. Nous partons et visitons la ville. De passage devant l’immeuble de Toupet, je le prend en photo, en souvenir pour lui. Il ne sait pas que je me rends dans sa ville. La famille rentre à Port Arthur. Je vais à la gare avec Monsieur Li. Il y a beaucoup de monde à l’approche des fêtes. Il nous faut trouver le train le plus lent qui se rend à Harbin. Mais nous sommes dans une région où le chemin de fer s’est très bien développé et modernisé. Je ne verrai plus ces vieux trains s’arrêtant dans les campagnes où l’hymne national est joué en guise d’accueil, où Mireille Mathieu chante -en français- dans le train pour réveiller les passagers le matin…

Nous partons à 18h et arriverons le lendemain soir. Il y a tant de monde dans la gare que je peine à poser un pied par terre. Malgré la réservation obligatoire, de peur de ne pouvoir y entasser tous leurs bagages, les gens se précipitent dans le train. J’ai l’impression de vivre une évacuation d’urgence mais à l’envers. Tout le monde se bouscule avec de gros sacs. Par chance, nos sièges sont juste à l’entrée du wagon. Il y a agent de train dans chaque voiture. Le notre monte et se met à parler fort. N’arrivant pas à se faire entendre, il s’élève en mettant un pied sur le rebord des banquettes, de part en part du couloir, n’empêchant pas les gens de lui passer entre les jambes. Je m’attendais à ce qu’il fasse régner un peu d’ordre mais, bien au contraire, ajoute un peu plus de confusion. Un sac plastique à la main, il en sort une paire de chaussette et la brandit en vantant la qualité de tout son stock qu’il a l’intention d’écouler. Il distribue plusieurs paires pour que chacun puisse juger par soi-même de ses dires. Malgré la situation critique, il écoule de nombreuses chaussettes. Le train se met en marche et petit à petit, chacun prend ses aises sur les banquettes peu confortables, se faisant face, séparées par de petites tables. Le train traversera toutes les plaines enneigées, et nous pourrons assister à de beaux couchers et levers de soleil. Nous nous arrêterons régulièrement pour prendre et perdre des passagers. Je fascine un jeune militaire qui m’observe en souriant et finira par s’endormir dans cette posture. Je vais participer à quelques parties de mah-jong, enfin en regardant, écouter une histoire du fleuve Amour, une autre de tigre. Je retrouverai des versions similaires dans des contes mandchous (éd. Ecole des loisirs). Mais la plus belle histoire arrivera en pleine nuit.

Vers minuit, le train s’immobilise en plein désert de neige. Il fait très froid. La porte s’ouvre et une ombre vient se glisser près de moi. C’est un enfant comme on n’en voit plus que dans les textes d’Hugo ou de Dickens. Un gamin très peu vêtu, couvert de crasse. Le contrôleur l’aperçoit et les passagers trouvant là un peu de distraction, observent la scène avec attention. Le contrôleur l’interroge, lui demande ce qu’il fait ici. Avec aplomb, il répond qu’il est mon fils. Déstabilisé par le rires bienveillants, le contrôleur hésite mais je lui fait comprendre que je confirme ses dires. Il hausse les épaules  et va s’informer de l’arrêt non prévu du train. Je me retrouve donc avec un fils. Le cuisinier du train passe et le regarde avec de gros yeux, le réprimande. Mon fils se fait tout petit. mais piqué par la curiosité, il interroge l’enfant. Celui-ci nous apprend qu’il survit en ramassant tous les déchets en fer ramassés le long de la voie, pour les revendre. Il vit seul avec sa mère. Celle-ci s’est retrouvée dehors parce qu’elle a osé demander le divorce. Sans ressources et plus d’école pour son fils. Je partage donc ma banquette avec un gamin crasseux qui ne doute pas être mon fils, face à Monsieur Li et le cuisinier. Ils disparaîtront avant le levé du soleil.

2003.01.25

Harbin. Il fait 37°c en dessous de zéro. Une sensation étrange. L’air semble figé. Nous devons soulever de gros rideaux épais pour entrer ou sortir d’un lieu public. Une partie du mobilier urbain (bancs, panneaux et même de petits ponts) sont sculptés à même la glace. Nous ne traînons pas dehors et nous engouffrons dans un hôtel. Pas moyen de prendre une chambre double, la moins chère, car visiblement l’hôtelier ne veut pas que je partage mon lit avec un chinois… J’ai envie de lui dire que c’est mieux avec lui qu’avec Hiver ou sa grand-mère mais je me calme et prenons une autre chambre. Nous allons dans un restaurant pour nous réchauffer. Nous prenons place près d’un poêle antique. Monsieur Li n’a pas le temps de me dire qu’il ne faut pas que je boive de la bière avec ce que je viens de manger… Trop tard. je ne m’inquiète pas car j’ai toujours trop bien mangé en Chine. Je passerai une nuit inoubliable à mourir dans les toilettes.

2003.01.26

Nous nous promenons : si la température se stabilise en journée à 30°c en dessous de zéro, le vent nous congèle sur place. Nous sommes doublés par un corbillard monté sur des skis. Nous arrivons près d’un très grand lac, complètement gelé. Des luges y glissent et des enfants font tourner des toupies. Au loin, la dernière ligne droite sur un pont pour le transsibien avant son terminus à Harbin. Nous visitons les sculptures sur glace. Cette année le thème semble être les monuments. Nous passons près de l’arc de triomphe et de moulins et reconnaissons Big ben. Nous allons dîner dans un restaurant si petit qu’il ne dispose que de deux places assises.  Nous y mangeons du chien avec du choux. Un délice. Le lendemain nous reprendrons le train et revivrons des scènes du film “le dernier empereur”.

2003.1.27

Nous quittons Harbin. Dans le train du retour, nous ne passerons que quelques heures pour descendre à Changchun. Petite ville où nous cherchons désespérément le palais de Pu Yi. Enfin, je cherche ; Monsieur Li n’est guerre enthousiaste. Le lieu n’est pas indiqué mais à force de demander notre chemin, nous y arrivons. Nous sommes les seuls visiteurs, ce qui renforce le poids de l’histoire dans ce palais, plongé dans le silence de l’hiver. A l’intérieur, des salles où s’étale la propagande. Mais le parcours dans le palais me fait revivre le film de Bertolucci, aux décors identiques. Je rejoins Monsieur Li, occupé par les poissons rouges des bassins. Après un repas sur le trottoir, nous reprenons le train pour Shenyang, ville où Monsieur Li a été étudiant. Nous y passons la nuit.

2003.1.28

Visite du palais et de ses jardins. Un moment de détente avant de rentrer. Mais là encore, malgré des autorisations officielles, nous risquons de devoir encore justifier notre présence dans le train. Pour le retour à Port Arthur, c’est -encore- un cousin, contrôleur du train qui me permettra de rentrer tranquillement par la voie ferrée. Je me fais discret et c’est avec beaucoup de regret que je ne peux m’attarder dans la gare en bois, soviétique très ancienne de Port Arthur. J’apprends que deux touristes japonais se sont fait arrêter à la descente du train et vite expulsés en dehors de la ville. Il faut dire que l’information et la communication de l’office du tourisme sont très bien faites : ils ont juste oublié de marqué en gros que seuls les chinois sont autorisés.

2003.1.29

Ce matin je n’ai pas entendu le réveil musical ni vu la séance de tango. Hiver est chez ses parents, mon lit est à peine défait. Nous faisons un petit tour en ville mais dans des zones déjà connues. Je passe devant la grande bibliothèque. Nous allons au marché mais pas trop le temps de m’attarder : Monsieur Li est en mission ; nous achetons les décorations pour le Nouvel an. Pétards (ici ce n’est pas encore interdit), quelques accessoires et surtout de nombreux papiers. De retour à la maison, nous entreprenons de décoller les vieux papiers pour les remplacer par des neufs. Monsieur Li a acheté tout ce qui est rouge, même des Père Noëls. Nous commençons à préparer les repas de fête. Je nettoie des oursins, prépare les raviolis.

2003.1.30

Je passe du temps avec Hiver à jouer dans la chambre : au dehors, dans la cour, les policiers sont en rang avec une serviette. Monsieur Li me précise qu’ils doivent se laver pour le Nouvel An.

2003.1.31

Aujourd’hui c’est le réveillon : nous mangerons tard (20h) pour regarder religieusement ensuite les programmes tv. Ce sont d’abord des émissions régionales. D’abord assez indifférent, je reconnais plusieurs photos qui s’affichent à l’écran. Ce sont les personnalités importantes de la région qui présentent leurs voeux : une parti sont passé dans le lit de maman-Li, sauf notre électrocuteur de porcs qui a préféré me faire déplacer.. Ensuite, l’émission nationale diffusée dans tout le pays. Très guindée, codée, assez ennuyeuse. A minuit, les pétards explosent. Je n’ai jamais rien connu de tel : un bruit violent, en continu durant trente minutes. Je deviens presque sourd lorsque le bruit cesse. Je sors : bien qu’il fasse nuit, tout est blanc ; un épais brouillard recouvre la ville et l’air est à peine respirable. Le sol est rouge, jonché de milliers de pétards.

2003.2.01

Nouvelle année ; toute la famille sera assez occupée aux rituels du Nouvel an, à se visiter les uns les autres.

Je fais le point, à la moitié de mon voyage, sur mon collectage. J’ai enregistré et entendu plusieurs comptines, fables, contes et légendes, dans des versions que je connaissais plus ou moins. Mais paradoxalement, le fait d’avoir été clandestin, privé de liberté, ou dans l’impossibilité d’aller là où je voulais, toujours accompagné, a été une chance d’entendre ces histoires dans un cadre et des conditions exceptionnels.

Je reste à Port Arthur les dix jours restants. Les visites de famille pour le Nouvel an seront propices pour entendre d’autres histoires.

C’est dans la voiture tout-terrain que je quitte la ville, mais cette fois, pas dans le coffre. Nous allons à l’aéroport de Dalian. Nous ferons quelques arrêts. 2ème Beau-frère doit récupérer une pièce commandée dans un magasin pour sa salle de bains. Il n’y a rien de plus horrible que d’avoir envie d’aller aux toilettes lorsque vous êtes dans un immense magasin où sont exposés des toilettes… mais en vente. Nous partons pour Beijing. Nous sommes obligés d’y passer la nuit pour notre vol très matinal à destination de Paris. Je propose à Monsieur Li de trouver un petit hôtel mais pour des raisons “obscures”, nous avons presque l’obligation de nous rendre dans un hôtel de luxe, géré par une personnalité locale.

Tôt le matin, nous sortons de l’hôtel : l’aéroport a disparu dans un épais brouillard. Mon sac est chargé : des bocaux de maman-Li, persuadée que je mange mal à Paris, de la confiture dans des boites non étiquetées et dessous, ma plaque en fer de propagande avec les plans de la base sous-marine. Ils vont bien rigoler à la douane. Jusqu’à maintenant je n’ai jamais été contrôlé...

Mon sac est suspect aux rayons lasers. Un douanier me demande de l’ouvrir. Il enlève délicatement ce qu’il y a dessus pour prendre une petite boite de confiture (mais il ne sait pas ce que c’est). Il l’ouvre, sent et demande à un subalterne d’y goûter. Elle doit être bonne car ils sont plusieurs à goûter. Ils ont bien l’intention de tout inspecter mais ils reçoivent l’ordre d'accélérer. L’aéroport va fermer à cause de la météo et notre avion est le dernier à partir.

Je récupère on sac et mi soulagé, mi conscient que je vais rentrer en France je lui dit en français que c’est bien dommage, j’étais bien avec eux. Le douanier me répond dans un français impeccable : “On se revoit bientôt, bon voyage!”

Des photos compléteront ce récit bientôt...

P.S. Les années passent... Monsieur Li est resté à Paris, devenu guide touristique pour les touristes chinois : pour l'avoir suivi dans un circuit, je peux vous dire que c'est aussi décapant qu'un séjour à Port Arthur! ... et Toupet ? Je ne sais comment, il a ouvert un restaurant à Paris qui a très bien fonctionné plus d'une année, avant qu'un contrôle ne le fasse fermer immédiatement pour avoir été ouvert sans la moindre autorisation... Il s'est exilé en Corse. Depuis, j'ai parcouru plusieurs régions chinoises pour écouter des histoires mais aussi dans d'autres pays car il y a des chinatowns partout!

Voici quelques photos...

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Dans la chambre de Maman-Li, 2ème soeur favrique des chaussons, sous leportrait de Mao...

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...et 1ère soeur fait des raviolis

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Dans la chambre, Une petite table est posée sur le lit : M. Li et Hiver jouent...

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Dans la campagne mandchoue gelée par -30°c

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Détails des décos (ma création!) au-dessus de la porte d'entrée de l'appartement

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Dans le salon, les mariées s'affichent

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Maman Li dans son lit

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Près du poële dans le restaurant pas chauffé...

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A la campagne, repos sur le kang...

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A la campagne, dans la pièce à vivre

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Briser la glace pour la "toilette"

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L"arbre généalogique peint et calligraphié sur rouleau

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A lacampagne, déjeuner avec Papy sur le kang

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Musée de Port Arthur, une maquette pour expliquer les combats dans le port...

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Port Arthur : les ruines d'un hôpital, durant la guerre

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Port Arthur : au bord de la mer, sur le port militaire,avec en fond la base sous-marine

 

Caryes

Une carte postale de Port Arthur

Hiver

Hiver dans son activité favorite

 

Maman Li... dans son lit

Port

Moi-même sur les hauteurs de Port-Arthur