L'inclusion des sinogrammes dans l'album...

Des mots, des mondes ou l’inclusion des sinogrammes dans l’album pour la jeunesse

Bénédicte Duvin Parmentier

Résumé

Nombreux sont les albums incluant des sinogrammes. Dans le contexte de l’éveil aux langues et du pluriculturalisme, faire prendre conscience du principe d’écriture idéographique peut permettre de comprendre les différences entre alphabet et idéogrammes.
Partant de l’idée que la nature de l’idéogramme est éminemment composite, le présent article montrera que ce type d’écriture peut être appréhendé comme une image autant qu’un signe scriptural et que son analyse relève dès lors de la sémiotique visuelle.

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Entrées d’index

Géographique :

Chine

Chronologique :

XXe-XXIe siècles
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Texte intégral

  • 1 Michel Candelier, L’éveil aux langues à l’école primaire. Evlang : bilan d’une innovation européen (...)
  • 2 Ibid., p. 20.

1En tant que reflet de la société, l’école a le devoir de faire face à la diversité des langues et des cultures. Cette préoccupation pour les langues telle que la prône Michel Candelier dans le programme EVLANG de 2003 passe notamment par leur observation réfléchie. En effet pour Candelier, « il y a éveil aux langues lorsqu’une part des activités porte sur des langues que l’école n’a pas l’ambition d’enseigner (qui peuvent être ou non les langues maternelles de certains élèves)1 ». Dans cette optique la découverte d’une écriture idéographique peut participer au développement de ce qui est différent de sa culture et à la construction des apprentissages linguistiques de sa propre langue. C’est précisément ce que préconise Candelier : comprendre le fonctionnement d’une écriture comme le mandarin permet par exemple, à la fois de pénétrer une culture éloignée de soi, de favoriser l’interdisciplinarité et de contribuer à une « éducation à la citoyenneté2 ». Ce n’est bien entendu pas de l’apprentissage de cette langue dont il s’agira mais de la prise de conscience du principe alphabétique rencontré quotidiennement à l’école et de sa comparaison avec le principe idéographique.

2C’est dans cet esprit que nous nous proposons d’étudier trois albums mettant en scène des sinogrammes. La constitution de ce corpus, de fait très limité, vise à définir sous trois éclairages différents les fonctions essentielles de cette forme d’écriture étrange pour un jeune lecteur occidental. D’autre part ces albums comportent une dimension métalinguistique évidente puisqu’ils interrogent le rapport entre signifiant et signifié. De fait, en mettant en scène des sinogrammes dans le corps même du texte, ils brouillent les frontières entre lisible et visible.

  • 3 Pierre Aronéanu, La Grande muraille des caractères, Paris, Syros, 1989.

3Le premier est La Grande muraille des caractères3de Pierre Aronéanu paru en 1989 aux éditions Syros. Cet album est un récit initiatique narré par un jeune Français qui, dans son sommeil, est transporté en Chine. Seul dans un pays dont il ne comprend pas la langue, il doit franchir « la grande muraille des caractères » pour poursuivre son voyage. L’apprentissage de la langue, muraille symbolique, est alors une étape indispensable pour mener à bien son parcours initiatique et comprendre une société qui lui échappe totalement.

  • 4 Catherine Louis, Liu et l’oiseau, Arles, Picquier, 2003.
  • 5 Cat Zaza, La Fille du calligraphe, Paris, Marmailles et compagnie, 2013.

4Les deux autres albums, Liu et l’oiseau4 de Catherine Louis, paru chez Picquier en 2003 et La Fille du calligraphe5de Cat Zaza, publié chez Marmaille et compagnie en 2013, sont le récit d’une fillette initiée par deux membres de sa famille, en l’occurrence le grand-père et le père, à l’art de la calligraphie. Ces albums retracent le parcours d’une petite héroïne qui part à la recherche de ses origines et devient à son tour dépositaire d’une culture ancestrale.

  • 6 Anne-Marie Christin, « Idéogramme et utopie : l’écriture universelle selon Leibniz », dans : Maria (...)

5L’album semble le lieu privilégié pour le déploiement de ces marques scripturales. En effet, comme le souligne Anne-Marie Christin, l’idéogramme a partie liée avec l’image, il est visible autant que lisible6 et sa disposition dans l’espace de la double-page est fluctuante. Tantôt inclus dans le corps du texte, il est perçu comme un signe d’écriture, tantôt inclus dans l’image, il introduit une continuité esthétique et plastique avec cette dernière. La présence des sinogrammes apporte alors une nouvelle dimension à l’album.

L’idéogramme : retrouver la part imageante de l’écriture

  • 7 André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, p. 293.
  • 8 Ibid., p. 294.
  • 9 Anne-Marie Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, 1995.
  • 10 Gotthold-Ephraim Lessing, Laocoon ou Des frontières de la peinture et de la poésie, trad. Fr. Cour (...)

6L’écriture occidentale obéit au principe fondamental que rappelle la sémioticienne Anne-Marie Christin d’être entièrement symbolique et d’avoir donc évacué toute la part imageante qui la constituait. Subordonnée à l’oral, comme le souligne l’archéologue et historien Leroi-Gourhan, l’écriture alphabétique se conçoit alors comme une simple succession linéaire de lettres, signes de ponctuation et logogrammes. Or Leroi-Gourhan considère cette linéarité comme un manque, « un appauvrissement des moyens d’expression irrationnelle7 », responsable de l’amoindrissement de « la pensée symbolique multidimensionnelle8 ». Anne-Marie Christin9, dans son ouvrage fondateur L’Image écrite ou la déraison graphique, y voit quant à elle la mise en œuvre du principe de séparation prôné par Lessing entre peinture et poésie, fondé sur les rapports que ces deux formes artistiques entretiennent avec l’espace et le temps : « Le temps est le domaine du poète, comme l’espace est celui du peintre10 ». Rappelons que Lessing, en s’opposant à la conception de l’ut pictura poesis, déconstruit l’idée selon laquelle poème et tableau relèvent de principes esthétiques communs en parlant de successivité (dans le temps) pour la poésie et de simultanéité (dans l’espace) pour la composition picturale. A contrario, Anne-Marie Christin, en qualifiant l’écriture alphabétique de « métissée », c’est-à-dire relevant à la fois des arts de l’espace et du temps, entend la sortir de la vision dichotomique de Lessing et faire retrouver à l’écriture sa visibilité. C’est la raison pour laquelle elle a consacré de nombreuses études aux écritures idéographiques qui sont dans leurs formes anciennes clairement basées sur la représentation figurative d’objets, de chiffres ou de personnes et qui ont évolué, à la fois vers une stylisation du dessin et des sens dérivés. Ainsi, par exemple, l’idéogramme chinois qui signifiait à l’origine « étoile » s’est élargi à « ciel » ou à « dieu », de même celui de « bouche » est devenu « parole » ou « parler ».

7Dans ce droit fil, il nous a semblé fructueux de partir de la représentation d’une écriture idéographique présente dans les trois albums pour voir comment les auteurs et illustrateurs invitent à mettre en évidence pour le jeune lecteur la part imageante de notre propre système alphabétique.

  • 11 Emilia Ferreiro et Margarita Gómez Palacio, Lire-écrire à l'école. Comment s'y apprennent-ils ? An (...)

8Faire découvrir aux jeunes Occidentaux le principe de l’écriture chinoise consistera dans ces conditions à leur faire prendre conscience d’un système d’écriture organisé de façon totalement différente de celui qu’ils connaissent. Dans ces albums, les jeunes lecteurs suivront l’évolution du sinogramme, dont la forme ancienne proche de l’icône devient progressivement plus abstraite et tend vers le symbole. Il sera alors possible de faire le lien avec l’acquisition du principe alphabétique en s’appuyant sur les catégories de Peirce reprises en termes « onto-philogénétiques » par Daniel Bougnoux. Ce dernier montre que le rapport de l’enfant à l’écriture évolue et qu’il apprend à quitter progressivement la représentation indicielle ou iconique, encore tributaire du dessin des lettres, pour la pensée logico-verbale de l’écriture symbolique. Rappelons à ce propos qu’à l’école maternelle, la prise de conscience progressive de la nature symbolique de l’écriture passe par les exercices d’«  écriture tâtonnée »11, écriture oscillant encore entre dessin et signe linguistique. La linguiste Emilia Ferreiro a montré que les productions écrites des enfants sont la manifestation évidente de leurs essais pour comprendre l’écriture. Leurs tentatives sont ainsi révélatrices du stade où ils se trouvent dans le développement de leur conscience de l’écrit.

9Dans les trois albums, l’idéogramme cristallise une forme narrative particulière et est un élément central du récit initiatique. Il contribue à construire le personnage, et partant le jeune lecteur, qui prend peu à peu conscience de la complexité de l’entrée dans l’écriture. Les deux premiers albums s’adressent aux plus jeunes (4 à 7 ans) tandis que le dernier est écrit pour un lecteur plus expert (10-11 ans). Ces albums accompagnent donc bien l’entrée progressive dans la prise de conscience de la symbolique de l’écriture. Enfin l’idéogramme, par sa plastique même, investit l’album de façon artistique et aide à considérer la part imageante de l’écriture.

Le sinogramme: un motif narratif

10Dans les albums de notre corpus, l’idéogramme est de fait l’élément moteur de la narration. Les personnages sont de jeunes enfants, à l’instar des lecteurs, et doivent déchiffrer des idéogrammes ou apprendre à les dessiner pour avoir accès à la connaissance d’une civilisation lointaine dans La Grande muraille des caractères ou d’une tradition perdue dans La Fille du calligraphe et dans Liu et l’oiseau.

  • 12 Jean Perrot, Mondialisation et littérature de jeunesse, Paris, Édition du Cercle de la librairie, (...)

11L’idéogramme se présente donc intrinsèquement comme une énigme à déchiffrer, ce qui confirme les dires de Jean Perrot dans Mondialisation et littérature de jeunesse, qui y voit « une sorte de mythologie expliquant les origines d’une culture qui nous est souvent fermée par l’aspect énigmatique, mais somptueux, de sa calligraphie, si différente de celle de notre alphabet12 ».

  • 13 Henri Michaux, Idéogrammes en Chine, Paris, Fata Morgana, 1975.
  • 14 Roland Barthes, L’Empire des signes, Paris, Points Essais, 1970.
  • 15 Béatrice Poncelet, Chez Elle ou chez elle, Paris, Seuil, 1999.

12La fascination exercée par l’idéogramme serait donc liée à sa forme énigmatique très éloignée de notre principe alphabétique dont les écrivains n’ont d’ailleurs eu de cesse de souligner l’attrait qu’elle exerce chez eux, comme Michaux dans son ouvrage Idéogrammes en Chine13, Roland Barthes dans L’Empire des signes14ou Béatrice Poncelet dans l’album Chez Elle ou chez elle15.

13Entrer dans le mystère des idéogrammes nécessite de se départir de sa culture occidentale et la laisser à la porte de la grande muraille comme est invité à le faire le héros de La Grande muraille des caractères qui ne peut poursuivre son voyage tant qu’il n’a pas franchi l’obstacle de l’écriture. Un vieux sage, figure tutélaire, initie l’enfant au déchiffrage de ces signes étranges. Pour percer leur mystère et s’imprégner d’une autre culture, l’enfant devra intégrer un nouvel espace-temps : « Il n’y a qu’une condition : que tu oublies le temps qui passe, qui tu es et d’où tu viens ».

14Plus encore, il faut que l’enfant oublie la conception phonocentriste des langues occidentales comme lorsque le vieillard invite le jeune héros à déchiffrer le mot « montagne » : « Si les mots chinois te paraissent incompréhensibles, étranges, illisibles, c’est parce que tu t’obstines à chercher des lettres là où il n’y en a pas ».

  • 16 Henri Michaux, Saisir, Paris, Payot, 1979, p. 151.

15Dans Liu et l’oiseau, le grand-père explique à sa petite-fille le fonctionnement de l’idéogramme en mettant l’accent sur ses propriétés visuelles : « Grand-père m’a donné un pinceau et m’a demandé de raconter mon voyage. Pas avec des mots, mais avec des images. Pas avec ma bouche, mais avec mes mains ». C’est ce que souligne Michaux dans Saisir : « Qui n’a voulu saisir mieux, saisir autrement, et les êtres et les choses, pas avec des mots, ni avec des phonèmes, ni des onomatopées, mais avec des signes graphiques16 ? »

16Les étapes pour déchiffrer l’énigme de la langue sont nécessairement longues et exigent un réel apprentissage : « Ne gâche pas ton rêve en voulant aller trop vite ! » conseille le vieux sage dans La Grande muraille des caractères et il raconte à l’enfant la légende de Yu Gong qui voulait déplacer deux montagnes qui lui faisaient de l’ombre : « Cette légende est là pour nous rappeler que la route de chaque homme est bordée par bien des montagnes, dont celle de l’Impatience et celle du Découragement ».

17Le vieux sage initiateur, maître en calligraphie, est une image récurrente dans les trois albums. Elle est la figure qui cristallise l’accès au langage ainsi qu’au déchiffrement des énigmes du monde. Avec sa barbe blanche, son crâne chauve, son front légèrement bombé, son sourire bienveillant, sa longue canne noueuse, ce personnage est l’archétype d’un monde ancestral qui tend à disparaître comme le dit le dragon à Menglu dans La Fille du calligraphe : « Mais hélas, en dehors de ton père, plus personne ne se consacre à la calligraphie » ; il est également celui qui transmet, tel le grand-père de Liu qui donne à sa petite-fille la clé de l’écriture : écrire, c’est garder des traces des étapes de sa vie.

18Un autre motif narratif véhiculé par l’idéogramme apparaît dans la capacité de l’écriture à être source de vie : ainsi dans La Fille du calligraphe, une vieille femme vend un pinceau magique à l’héroïne qui peut alors dessiner des créatures qui s’animent, tel le dragon qui prononce la phrase permettant à la fillette d’entrer à son tour dans la lecture et l’écriture : « Il ne faut pas avoir peur des lettres, elles sont bienveillantes ». 

19Les idéogrammes ouvrent également les portes de toute une cosmogonie en nommant tous les éléments constitutifs de l’univers, La Grande muraille des caractères se compose ainsi d’une succession de chapitres basés sur l’histoire du soleil, de l’eau, des plantes, des animaux et des humains. Pénétrer le mystère des idéogrammes revient alors à comprendre l’origine du monde.

20L’idéogramme au travers de ses nombreux motifs narratifs fonctionne donc comme le miroir de l’évolution de l’enfant qui s’approprie progressivement le déchiffrage des codes, la saisie du monde qui l’entoure, la construction de son identité et surtout la maîtrise de la lecture.

L’idéogramme: de l’indice au symbole

21Les personnages de nos albums sont de jeunes enfants du même âge que leurs lecteurs. Soit ils ne savent pas encore écrire comme Liu et Menglu, soit ils découvrent un code d’écriture qui n’est pas le leur comme le jeune garçon dans La Grande muraille des caractères. Comme nous l’avons vu précédemment, le lecteur suit donc la progression de l’accès de ces enfants à la lecture et à l’écriture à travers ces figures du monde que sont les sinogrammes. Remarquons également que les deux albums les plus récents « osent » placer le lecteur face à un système d’écriture différent alors même que l’enfant ne maîtrise pas encore le sien tandis que l’album le plus ancien, qui s’adresse à des lecteurs plus expérimentés, les conduit à une réflexion métalinguistique et comparatiste.

  • 17 Charles-Sanders Peirce, Écrits sur le signe, rassemblés, traduits et commentés par G. Deledalle, P (...)

22Le sinogramme est un signe « motivé » et à ce titre, il est possible de l’étudier en s’appuyant sur la théorie du signe de Peirce17. Rappelons que pour ce dernier, tout signe peut être classé en indice, icône ou symbole. L’écriture alphabétique est par exemple constituée uniquement de symboles puisque, comme l’a montré Saussure, le signe linguistique est arbitraire, et cela parce que le signifiant n’entretient pas de lien motivé avec son signifié.

23Peirce montre par ailleurs que l’indice est le degré le plus élémentaire du signe et celui qui permet d’entretenir un rapport direct avec ce qui l’entoure parce qu’il s’agit d’un élément directement extrait du monde. Dans La Grande muraille des caractères, l’idéogramme « pluie » représente un robinet qui laisse s’écouler de l’eau assimilée à des lignes de points noirs telles des gouttelettes en train de tomber.

24L’histoire de l’idéogramme, comme l’ont montré les recherches du peintre Paul Klee, raconte le passage du figuratif à l’abstraction, si l’on utilise un registre pictural, ou le passage de l’indice au symbole, si l’on en revient à Peirce.

  • 18 Daniel Bougnoux, La Communication par la bande, Paris, La Découverte, 1991, p. 162.

25Dans Liu et l’oiseau, chaque double-page de l’album rend ainsi compte de l’évolution de la forme de l’idéogramme à travers trois représentations idéographiques du même mot à travers le temps et mises côte à côte. La première à caractère indiciel est un dessin, la deuxième une forme ancienne d’idéogramme à caractère iconique et la dernière un idéogramme moderne qui a glissé dans l’abstraction et relève donc du symbole. Le premier idéogramme représente une montagne très reconnaissable et par là même rassurante puisque, comme le souligne Daniel Bougnoux dans La Communication par la bande, la « continuité et la contiguïté placent les indices à la naissance du processus signifiant et […] ce sont eux qui viennent d’abord dans le processus de reconnaissance18 ». En tant qu’indice, la montagne est donc l’enfance de ce signe, directement accessible. L’étape suivante est celle de l’icône : sa relation au sens s’effectue par la ressemblance et par l’analogie au sens large. Le mot « montagne » est cette fois représenté par une forme stylisée. Le contact direct avec le signifié est rompu et passe par le détour d’une mentalisation puisqu’il s’agit moins d’être le plus fidèle possible à la réalité que de sélectionner une série d’éléments significatifs et d’en configurer les traits pertinents.

26La dernière étape est celle du symbole qui rompt avec la continuité et la ressemblance autant qu’avec la contiguïté puisqu’il s’agit cette fois d’un signe arbitraire. Le mot « montagne » s’est stylisé au point de devenir une série de traits et de lignes faisant partie d’un processus de symbolisation qui n’a plus de rapport direct avec l’indice initial.

27Cette évolution idéographique est également parfaitement traduite par le parcours initiatique de Liu qui commence par suivre une série d’indices qui vont la conduire à retrouver les traces de son grand-père. L’album se transforme en jeu de piste où il s’agit de commencer par rechercher des indices, telles les traces de pas dans la neige :

Quand j’ai atteint le sommet, l’oiseau avait disparu mais il avait laissé des traces sur la neige et une plume pour m’indiquer la bonne direction. Mes pieds étaient gelés, mais j’ai continué à marcher.

28Le chemin est également montré à la fillette par un bâton :

En sortant de la forêt, je suis arrivée à un croisement. Fallait-il continuer tout droit ? tourner à droite ? ou à gauche ? J’ai lancé le bâton que m’avait donné l’enfant et, en retombant, la pointe brûlée m’a indiqué la direction à prendre.

  • 19 Ibid., p. 162.

29Le monde de l’enfance est ainsi jalonné d’indices rassurants, directement visibles et lisibles car, comme le dit Daniel Bougnoux : « La trace représente le pôle affectif et participatif dans la communication19 ».

30L’évolution de l’idéogramme correspond à celle de l’enfant. Déchiffrer les idéogrammes, c’est grandir, comme le montrent la première et la dernière images de Liu et l’oiseau où la fillette a délaissé son ours en peluche pour le pinceau. Dans La Grande muraille des caractères, le franchissement de la porte qui donne accès à la connaissance joue un rôle similaire dans l’évolution du jeune garçon vers l’âge adulte.

31Il faut donc pénétrer le sens du symbole, comme le préconise le vieux sage de La Grande muraille des caractères : « Ce sont d’abord des dessins qui exprimaient tantôt leurs craintes, tantôt leurs désirs et, parfois, certains d’entre eux devenaient des symboles sacrés, comme les totems, par exemple ». Lorsque le vieil homme dévoile les différentes possibilités de compréhension de l’idéogramme, l’enfant recherche automatiquement dans les signes des marques indicielles à travers un dessin proche du signifié :

Le vieillard lui indiqua le caractère suivant. C’était un rectangle divisé en deux dans le sens de la largeur. L’enfant pensa tout de suite à une fenêtre de train avec sa barre transversale. Ou à un domino.

32Ce que corrige le vieillard qui lui en dévoile la symbolique :

« Ce n’est ni une fenêtre ni un domino, dit le vieillard en souriant, mais le soleil. » Le soleil n’est pas comme cela protesta l’enfant. – Bien sûr que non, mais il a toujours été plus facile à l’homme de tracer un rectangle plutôt qu’un cercle parfait.

  • 20 Catherine Louis, op. cit., p. 25.
  • 21 Jean Perrot, op. cit., p.146.

33Comment rendre compte de ce cheminement à un jeune lecteur occidental ? Les auteurs de l’album Liu et l’oiseau incluent pour ce faire un jeu qui accompagne la narration. La couverture intérieure comporte un memory consistant à associer des cartes-images et des idéogrammes anciens pour raconter une histoire. L’auteure explique que ces jeux ont pour vocation d’aider à communiquer par le dessin : « L’envie de faire ce livre m’est venue en voyant une jeune Chinoise jouer avec mes filles. Elle arrivait de Pékin et ne parlait pas un mot de français. C’est en dessinant avec les caractères chinois qu’elle a réussi à communiquer avec mes filles20 ». Jean Perrot confirme que c’est par le jeu que l’écriture idéographique pourra être abordée avec le jeune lecteur occidental car il « s’agit là d’une entreprise périlleuse qui remet en cause les évidences de notre univers et ne peut être présentée au mieux que comme un jeu mimant l’apprentissage des débutants21 ». Menglu, la fille du calligraphe, dessine des dragons et des princesses qui se transforment en mots, elle s’essaie ensuite aux idéogrammes qui deviennent des personnages peuplant les récits qu’elle invente. Chaque page de l’album est également présentée comme une initiation à la lecture : des mots d’abord (étoile, bâton, arbre) puis des associations d’idéogrammes (champ, femme, riz) et des phrases (soleil + briller + bambous). Plus que de simples assemblages, ils sont des réservoirs dans lesquels l’enfant puise des éléments déclencheurs d’infinies variations narratives.

Les propriétés plastiques de l’idéogramme

  • 22 Groupe µ, Traité du signe visuel, Paris, Seuil, 1992.

34Roland Barthes s’interrogeait dans L’Empire des signes sur la difficulté à placer une frontière entre peinture et écriture : « Où commence l’écriture ? Où commence la peinture ? » Il affirmait avoir la maladie de « voir le langage » et exaltait la civilisation idéographique dans sa particularité à ne pas dissocier l’écriture de la peinture qui glissent constamment l’une vers l’autre : c’est le même trait, la même encre, le même pinceau, la même main, qui vont de la calligraphie à la peinture. Il est alors possible d’analyser l’idéogramme en s’appuyant sur ses propriétés plastiques en référence avec celles mises à jour par le groupe µ dans son Traité du signe visuel22. Rappelons que, selon ces sémioticiens, toute forme plastique peut être décrite suivant sa couleur, sa texture et sa forme.

  • 23 Henri Michaux, op. cit., p. 3.
  • 24 Roland Barthes, Variations sur l’écriture, Paris, Seuil, 2000, p. 198.

35D’autre part, dans Idéogrammes en Chine, Michaux montre que la forme idéographique devient rêverie, en support de tous les possibles puisque le regard occidental, neuf, n’est plus entravé par le seul décodage linguistique : « Sans corps, sans formes, sans figures, sans contours, sans symétrie, sans un centre, sans rappeler aucun connu23 ». Enfin chez Barthes dans Variations sur l’écriture, « la relation à l’écriture suppose la relation au corps24 ». Comprendre l’épaisseur de l’écriture et son sens profond suppose alors de « remonter au cœur même du corps car avant toute chose, le corps écrit, c’est le corps et le corps seul qui est engagé ». Tracer des idéogrammes, c’est donc avant tout mettre en place un ballet gestuel, une plasticité, une esthésis énergétique.

36Le signe écrit, peint, calligraphié devient la trace, l’indice de cette gestualité et de la décharge d’énergie qui l’a engendré. Si dans La Fille du calligraphe, la fillette ne parvient pas à tracer ses idéogrammes, c’est parce qu’elle ne canalise pas suffisamment son énergie et que son esprit toujours ailleurs ne dirige pas son corps :

Mais, hélas, Menglu était une vraie calamité ! Quand, armée d’encre et de pinceaux, elle essayait d’écrire, les lettres étaient désordonnées et hésitantes. Concentre-toi ! lui répétait son père. Tu es trop maladroite. Ne te laisse pas distraire lorsque tu écris ! Mais Menglu n’arrivait pas à rester concentrée plus de quelques minutes. Aussitôt, son imagination l’emportait sur sa concentration et l’emmenait très loin, dans un monde de rêve et de fantaisie.

37L’idéogramme devient alors l’expression de son Moi artistique. Les idéogrammes sont donc des déclencheurs plastiques pour créer des histoires dans lesquelles le caractère devient porteur de sens à travers l’exploration des virtualités suggérées par la forme même.

38Ce qui caractérise les écritures idéographiques est leur forme et leur kinésie que Michaux rapproche des gribouillages de l’enfant :

  • 25 Henri Michaux, Les Commencements, Saint-Clément, Fata Morgana, 1983, n. p.

L’enfant à qui on fait tenir dans sa main un morceau de craie, va sur la feuille de papier tracer désordonnément des lignes encerclantes, les unes presque sur les autres. Plein d’allant, il en fait, en refait, ne s’arrête plus25.

  • 26 Ségolène Le Men, « Le Romantisme et l’invention de l’album pour enfants », dans : Jean Glénisson e (...)

39Les traits et les traces nous rappellent en effet les marques de l’enfance et aussi d’une certaine manière les origines de l’album telles que les définit Ségolène Le Men lorsqu’elle précise qu’à l’origine, le terme « album » désignait un livre blanc destiné à devenir un espace d’inscription, réceptacle des calligraphies enfantines26 :

Champ mural d’expression plastique, dont la blancheur appelle graffitis et griffonnages […] soumis constamment à des marques d’appropriation et d’expression enfantine et [propre à] susciter coloriage, découpage et griffonnage sur le texte et sur l’image imprimés. D’emblée, il n’est pas seulement lu, ni même passivement regardé mais il suscite l’intervention active de l’enfant, provoquant des gestes que l’adulte trouve profanateur.

40La forme arrondie du mot « mère » dans La Grande muraille évoque l’enveloppe protectrice dans laquelle le jeune enfant peut se lover. La couleur sert aussi dans l’écriture pour rendre compte de l’imaginaire qui habite Menglu en entraînant le lecteur à sa suite dans un constant va-et-vient entre le réel (tracé en couleur) et les fantasmes de l’enfant (en noir et blanc, respectivement symboliques des pleins et des vides selon François Cheng). Le traitement à l’aquarelle des idéogrammes « pluie » et « pierre » montre des aplats d’encre qui créent des formes texturées gardant la trace artisanale du pinceau du calligraphe et semblent vibrer encore de la présence de l’artiste. Ces idéogrammes gardent l’empreinte charnelle de celui qui les a dessinés comme le rappellent les traités de calligraphie :

  • 27 François Cheng, Plein et vide, Paris, Points Essais, 1991, p. 41.

Les caractères sont engendrés par l’encre, elle-même dépendant de l’eau, qui est le sang des caractères… Les caractères n’ont pas de vrais os : ce que l’on qualifie d’os dépend de l’appui de la dernière phalange du pouce. Si l’encre est insuffisante, la chair est superficielle ; avec une encre trop épaisse, elle est excessivement charnue27.

41Ce travail de l’écriture renvoie alors à une force, à un travail qui donne à voir la trace d’une pulsion, d’un corps singulier vivant. Ainsi, lorsque Menglu écrit pour la première fois avec le pinceau magique de la vieille femme, elle sent une chaleur la parcourir et elle écrit sous influence :

Le pinceau qu’elle tenait à la main commença à émettre une drôle de chaleur. C’est bizarre, j’ai tout à coup envie d’écrire, pensa Menglu, qui avant même de s’en rendre compte, se retrouva assise au bureau avec de l’encre plein les mains ! Une feuille blanche était étalée devant elle. Elle ne résista pas et écrivit le premier signe qui lui passait par la tête.

42Cet automatisme du geste se retrouve dans la main qui, comme détachée du reste du corps, trace les signes qui s’enracinent dans le corporel : « Mais c’était plus fort qu’elle : une irrésistible envie d’écrire la reprit et doucement, comme animée d’une volonté propre, sa main traça un nouveau mot sur la feuille ».

43L’écriture idéographique amène à un autre langage visuel plus proche du monde du petit enfant : traces, empreintes et taches renvoient au monde des sensations primaires et des premiers tracés de l’enfant. Les idéogrammes se transforment lorsque Menglu commence à écrire, les mots qu’elle trace s’incarnent : elle écrit « dragon » et « les bambous commencèrent à se balancer et, brusquement un magnifique dragon à l’allure fière surgit entre les plantes ».

44Menglu découvre alors qu’écrire dans les règles de l’art permet de faire surgir des images poétiques :

Tout redevint alors blanc et vide quand, tout à coup, une magnifique princesse apparut dans la pièce, entourée de fleurs de pêchers et suivie d’un paon magnifique. Tu vois, dit le dragon, un poète vient tout juste d’écrire des vers à son amoureuse. C’est comme ça que les mots peuvent donner vie à des créatures merveilleuses.

  • 28 Henri Michaux, Un Barbare en Asie, Paris, Gallimard, 1982, p. 125.

45Ainsi, au-delà d’une simple impulsion donnée au geste de la main, l’idéogramme est la résultante de sentiments profonds. Les idéogrammes sont donc dotés d’un pouvoir poétique comme l’illustre la métaphore de la première page de La Grande muraille des caractères : « Ses caractères sont des fleurs d’écriture qui suscitent la curiosité, puis le rêve et parfois le voyage ». Cette poésie est d’ailleurs également mise en exergue par Michaux dans Un Barbare en Asie : « Chaque mot est un paysage, un ensemble de signes dont les éléments… concourent à des allusions sans fin28 ».

46Les sinogrammes gardent l’empreinte des images, surchargés de fonctions artistiques et magiques : « J’ai dessiné l’oiseau, aussi. Et soudain, il a quitté la feuille et s’est envolé dans la campagne. Depuis ce jour, je continue de peupler d’oiseaux le jardin de mes rêves ».

47Les idéogrammes réduisent les signes à leur plus simple expression, la langue chinoise est à la fois écrite et dessinée et le geste calligraphique demeure irréductible. Ce qui fait dire à Bougnoux :

  • 29 Daniel Bougnoux, op. cit., p. 168.

On voit ce qui s’est perdu en chemin d’Est en Ouest : l’exubérance plastique, l’élégance calligraphique qui équilibre le corps au milieu de l’espace, la plénitude monumentale des gravures qui évoquent, concélèbrent et vitaminent les dieux et les morts… L’unification phonétique s’oppose au gaspillage, l’alphabet élague le buisson idéographique des gestes, des connotations errantes et des correspondances29.

Conclusion

48Dans notre corpus d’albums, les sinogrammes se caractérisent par trois fonctions essentielles : ils donnent matière à des contes étiologiques ou des récits initiatiques et font évoluer à l’instar des personnages les jeunes lecteurs vers la pensée symbolique et la conceptualisation. Objets relevant de l’art graphique et plastique, ils invitent à pénétrer dans un univers poétique tout en renouvelant le rapport au langage.

49Rencontrer les idéogrammes à l’école respecte donc parfaitement les objectifs des programmes de 2015 à l’école primaire puisqu’il s’agit bien d’appréhender une culture éloignée du monde occidental tout en réfléchissant aux différents principes scripturaux. La compréhension du fonctionnement de l’écriture idéographique pourrait alors, en permettant de retrouver la part imageante de notre propre principe alphabétique, revivifier les recherches actuelles sur la visibilité de l’écriture, dans le sillage de la sémioticienne Anne-Marie Christin ou du linguiste Jacques Anis.

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Notes

1 Michel Candelier, L’éveil aux langues à l’école primaire. Evlang : bilan d’une innovation européenne, Bruxelles, De Boeck, 2003, p. 20.

2 Ibid., p. 20.

3 Pierre Aronéanu, La Grande muraille des caractères, Paris, Syros, 1989.

4 Catherine Louis, Liu et l’oiseau, Arles, Picquier, 2003.

5 Cat Zaza, La Fille du calligraphe, Paris, Marmailles et compagnie, 2013.

6 Anne-Marie Christin, « Idéogramme et utopie : l’écriture universelle selon Leibniz », dans : Marianne Simon-Oikawa (dir.), L’écriture réinventée, Formes visuelles de l'écrit en Occident et en Extrême-Orient, Paris, Les Indes savantes, Études japonaises, vol. 3, 2007, p. 99.

7 André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, p. 293.

8 Ibid., p. 294.

9 Anne-Marie Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, 1995.

10 Gotthold-Ephraim Lessing, Laocoon ou Des frontières de la peinture et de la poésie, trad. Fr. Courtin, 1866, éd. revue et corrigée, Paris, Hermann, 1990, p. 78.

11 Emilia Ferreiro et Margarita Gómez Palacio, Lire-écrire à l'école. Comment s'y apprennent-ils ? Analyses des perturbations dans les processus d'apprentissage de la lecture et de l'écriture (éd. à partir d'une traduction de Mario Verdenelli par J.-M. Besse, M.-M. de Gaulmyn et D. Ginet), Lyon, CRDP, 1988.

12 Jean Perrot, Mondialisation et littérature de jeunesse, Paris, Édition du Cercle de la librairie, 2008, p. 145.

13 Henri Michaux, Idéogrammes en Chine, Paris, Fata Morgana, 1975.

14 Roland Barthes, L’Empire des signes, Paris, Points Essais, 1970.

15 Béatrice Poncelet, Chez Elle ou chez elle, Paris, Seuil, 1999.

16 Henri Michaux, Saisir, Paris, Payot, 1979, p. 151.

17 Charles-Sanders Peirce, Écrits sur le signe, rassemblés, traduits et commentés par G. Deledalle, Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1978.

18 Daniel Bougnoux, La Communication par la bande, Paris, La Découverte, 1991, p. 162.

19 Ibid., p. 162.

20 Catherine Louis, op. cit., p. 25.

21 Jean Perrot, op. cit., p.146.

22 Groupe µ, Traité du signe visuel, Paris, Seuil, 1992.

23 Henri Michaux, op. cit., p. 3.

24 Roland Barthes, Variations sur l’écriture, Paris, Seuil, 2000, p. 198.

25 Henri Michaux, Les Commencements, Saint-Clément, Fata Morgana, 1983, n. p.

26 Ségolène Le Men, « Le Romantisme et l’invention de l’album pour enfants », dans : Jean Glénisson et Ségolène Le Men (éd.), Le Livre d’enfance et de jeunesse en France, Bordeaux, Société des Bibliophiles de Guyenne, 1994, p. 147.

27 François Cheng, Plein et vide, Paris, Points Essais, 1991, p. 41.

28 Henri Michaux, Un Barbare en Asie, Paris, Gallimard, 1982, p. 125.

29 Daniel Bougnoux, op. cit., p. 168.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Bénédicte Duvin Parmentier, « Des mots, des mondes ou l’inclusion des sinogrammes dans l’album pour la jeunesse », Strenæ [En ligne], 14 | 2019, mis en ligne le 05 avril 2019, consulté le 25 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/strenae/2911 ; DOI : 10.4000/strenae.2911

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Auteur

Bénédicte Duvin Parmentier

PLH, ESPE Toulouse Midi-Pyrénées
Université Toulouse 2 Jean Jaurès

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