NORAC, Carl
Photo de Carl Norac (tous droits réservés), au Népal
Carl Norac, c'est un auteur que nous connaissons bien, par son oeuvre prolifique destiné à la jeunesse... mais pas que!, ce poète a déjà à son actif une bibliographie impressionnante, une vie littéraire et intellectuelle très riche, et de nombreuses récompenses. Il suffit, pour en avoir un aperçu de lire sa page Wikipédia (cliques ici)
Pour chine-des-enfants, nous nous interessons surtout à son rapport avec l'Asie.
Bien que très sollicité et dans une période particulière, en tant que Poète National en Belgique, Carl Norac a pris le temps d'échanger sur cet aspect de sa vie, de sa carrière.
Mais... L'oeuvre de Carl Norac est conséquente, même pour les plus jeunes et concernant l'Asie!
Je me suis amusé à me remémorer mes albums écrits en Asie ou sur l'Asie, en voici une liste sans doute incomplète.
- Pays imaginaire qui mêle Inde et Chine, inspiré de la légende de Souen wou kong : Cœur de singe ( Pastel, 1994 )
-Ecrit à Java ( Indonésie ) : Nemo et le volcan ( ill. Louis Joos), Pastel-Ecole des Loisirs, Paris, 1995.
-Histoire d’amitié entre un enfant européen et une enfant chinoise : Beau comme au cinéma ( ill. Louis Joos), Pastel-Ecole des Loisirs, Paris, 1997.
- Ecrit en Inde : Asha, ill. Anne- Catherine de Boel, Pastel Ecole des Loisirs
- Ecrit en Inde : Raja, le plus grand magicien du monde ( Didier jeunesse, 2009 )
Ecrit en Inde: Bleu d'amour ( Bilboquet, 2010 )
- Ecrit à Taïwan : Les trois vies de Petite Perle, ill. Anne- Catherine de Boel, Pastel, 2018
Et Petit Yogi ! Parfois, l'inspiration asiatique est plus secrète. dans le roman graphique Au pays de la mémoire blanche ( Sarbacane ), une partie est inspirée par un Nô japonais.
- Votre œuvre est très riche et diversifiée : comment êtes-vous venu au livre pour enfant ?
Lorsque j’observais mon père, le poète Pierre Coran, à l’âge où l’on ne connaît pas encore l’alphabet, j’allais remplir des pages de graphies, les brandissant en prétendant avoir tracé mon premier poème. Ces lignes étaient des vagues, j’étais alors très vaguement poète ! Et j’entendais la voix de ma mère, Irène Coran, comédienne, qui concevait des spectacles de poésie. Habiter dans une cité, puis en forêt, voir au plus près le journal de gestes d’un père qui écrit, d’une mère qui porte les mots par la voix.
- Quels sont les livres, musiques, films qui vous ont marqué dans votre enfance ?
Mon premier maître fut Andersen, ces contes qui sont des initiations au monde. Par exemple, pour l’enfant que j’étais vivant dans une forêt, imaginer des escaliers pour descendre à l’intérieur des arbres, cela ouvre des chemins. Bien sûr, aussi la poésie de mon père comme celle de poètes pouvant être lus dès l’enfance, en particulier de ceux qui étaient en correspondance avec mon père, Raymond Queneau, Achille Chavée ou Norge. Et Prévert qui était dans mon enfance vénéré par toute la famille ( il l’est toujours ). Puis vinrent les envies de voyage, irrépressibles dans mon imaginaire de gosse et d’ado, surtout Jack London ( ma passion pour le pôle est née de là ). Aussi la manie, vivant sans frère ni sœur en forêt, de lire tout et tout le temps. L’Orient me fascinait déjà : une photographie de Sadhu trônait sur le mur de ma chambre, à côté de celle de Lou Reed ! Je lisais Tagore, un des seuls poètes traduit. En musique, c’était le rock, avec des incursions sur ma future destination fétiche. une mode existait à cette époque, incarnée par exemple Lord Krishna Von Goloka et surtout Maha Vishnu Orchestra. Le même John Mac Laughlin célèbre toujours le mélange des cultures avec le groupe Shakti. Côté cinéma, c’était une belle période du cinéma américain, d’ « Easy rider » aux expérimentations de John Cassavetes.
- Vos nombreux voyages vous mènent souvent en Asie : qu’est-ce qui vous attire vers cette région ?
Adolescent, c’était viscéralement une envie de spiritualité. Ce qui m’habite toujours. Sans être croyant, j’ai néanmoins fait le pèlerinage complet du Bouddhisme, du Népal jusqu’à Bodh-Gayâ.
Aussi cette sensation qu’à la fois, nous nous sentons secrètement proches, loin dans le sens d’indo-européen et en même temps, une complexité, une différence de regard, une excellence aussi.
Je pus passer aussi en secret au Tibet, un grand souvenir. L’Indonésie fut un voyage initiatique, le Sri Lanka mes débuts de journaliste, Singapour ou Taïwan des incursions dans des mégapoles modernes.
Ma frustration est de n’avoir pas encore été en Chine, et aussi au Japon où certains de mes livres ont eu un vrai succès.
- Quelle place les poèmes et textes de grands sages asiatiques occupent-ils chez un poète belge ?
J’ai une fascination pour la poésie chinoise classique. J’ai écrit des poèmes en hommage à Lu Yu, ou Yuan Mei. Je parle souvent de mon amour de Li Po ou Tu Fu. Dans le recueil « Une valse pour Billie » ( L’Escampette, 2013 ) se côtoient, avec ces poètes, des hommages au peintre japonais Hokusai, à la tradition du Man Yoshû, aussi aux influences persanes avec Hafiz, sans oublier Confucius ou le Victor Segalen de « Thibet » qui me fit partir sur ses traces. J’ai aussi écrit un livre entier, presque terminé, autour du poète indien Bilhana, surnommé « le voleur d’amour », mais à ma grande surprise, j’ai vu que mon poète préféré, Hugo Claus, s’est inspiré dans une suite des mêmes poèmes. Une étonnante coïncidence ! Un autre projet est d’écrire un « livre de chevet » comme celui, célèbre, de Sei Shônagon. Avec cet incroyable esprit des listes. A cela s’ajoute, dans le livre jeunesse, mon amour du dessin de Mitsumasa Anno. Ou de la jeune japonaise de Paris, Kotimi, avec laquelle nous projetons de créer un album. Elle possède un grand talent. Personne ne le sait en France, mais j’ai aussi écrit un livre uniquement pour le Japon, publié par Gakken, et un autre en anglais chez Macmillan avec la jeune illustratrice de Tokyo Mei Matusoka ( Tell me a story, Mummy ). Aucun de ces deux-là ne parut jamais en français !
- « Beau comme au cinéma » a été l’un des premiers albums évoquant les chinois et plus largement les asiatiques en Europe ; comment est née cette histoire ?
Une majorité des personnages de contes viennent d’autres cultures. C’est d’ailleurs pour moi un acte contre le racisme : donner l’envie à un enfant d’ici d’entrer dans la peau, le temps d’une histoire à rebondissements, d’une fille ou d’un garçon d’ailleurs. Une vingtaine de pays traversent mes livres. Pour ce qui est du regard sur l’Asie, voici quelques exemples qui correspondent à des voyages réels. Pays imaginaire qui mêle Inde et Chine, inspiré de la légende de Souen wou kong, cela donnera Cœur de singe ( Pastel, 1994 ). Le singe en question, je l’avais photographié en Inde et suivi dans la jungle. Ecrit à Java ( Indonésie ) : Nemo et le volcan ( ill. Louis Joos), Pastel-Ecole des Loisirs, Paris, 1995. Celui-là est inspiré de la plus grande peur de ma vie. J’ai échappé de peu à la mort sur le volcan terrifiant qu’est le Krakatoa. Ecrit en Inde : Asha, ill. Anne- Catherine de Boel, Pastel Ecole des Loisirs.
Aussi Raja, le plus grand magicien du monde ( Didier jeunesse, 2009 ) : inspiré de mes conversations avec un magicien ambulant en Inde. Ecrit aussi en Inde: Bleu d'amour ( Bilboquet, 2010 ). Celui-là, en complicité avec Charlotte Mollet, se situe entre la légende indienne ancienne et les sentiments exacerbés des films de Bollywood. Ecrit à Taïwan : Les trois vies de Petite Perle, ill. Anne- Catherine de Boël, Pastel, 2018. Parfois, l'inspiration asiatique est plus secrète : dans le roman graphique Au pays de la mémoire blanche ( Sarbacane ), une partie est inspirée par un Nô japonais.
- Vous avez écrit des livres lors de vos voyages : est-ce important pour vous pour d’être dans les pays évoqués pour écrire ?
Essentiel. J’écris en marchant. Le pas offre la phrase. En train, les mots prennent le fil du paysage. Ce n’est pas une pose de ma part, c’est juste qu’en moi, les mots viennent comme ça. Lorsque je voyage, presque chaque fois, je reviens avec comme un cadeau une histoire. Pas systématiquement,
je suis rentré ravi de rencontres à Singapour, mais j’y ai fait surtout des photographies. Par contre, peu de temps après à Taïwan, une autre ville énorme, j’ai vu un lampion allumé, et toute l’histoire d’une fille taiwanaise aux trois vies, humaine, oiseau et fleur est venue de cette vision et est devenu « Les trois vies de petite Perle » ( Pastel ). Idem plusieurs fois en Inde : par exemple, un jour je rencontre un magicien, très doué. Je l’invite à boire un thé et parler de sa vocation. A ma grande surprise, il me dit : « Mes parents m’ont obligé à être magicien car c’est la tradition familiale, je n’aime pas vraiment ce métier ». Dès lors, j’ai écrit « Raja, le plus grand magicien du monde » où le point de vue du départ est cette réflexion, et où au fond je réalise peut-être dans l’imaginaire son autre rêve.
- Comment a été créé « Petit Yogi » ? Avez-vous échangé avec l’illustratrice ?
Oui, j’ai réalisé quelques livres avec Anne-Catherine de Boël, car nous nous comprenons profondément. Elle aime entrer dans une tradition artistique, qu’elle connaisse ou non le pays. Au début, elle était spécialiste de l’Afrique, où elle a vécu plusieurs fois, mais sa justesse pour parler de l’Inde ou de Taïwan m’enthousiaste. Nous échangeons des idées, parfois des documents ou des souvenirs. Ce livre se construit comme un voyage ! Je l’ai écrit pour ma part au Centre Védantique de Gretz près de Paris, un lieu magnifique, de dialogues des religions, un lieu d’enseignement remarquable avec l’Université de l’homme. J’y ai obtenu un diplôme de yoga, mais pas celui des postures ou de Patanjali dont je me suis inspiré pour l’album, mais plutôt le yoga nidra, en méditation couchée. J’ai un projet de lien de cette pratique avec la poésie d’ailleurs.
- Vous êtes Poète National dans une étrange époque : comment travaillez-vous dans ce cadre ?
Avec l’ensemble des maisons de la poésie du pays, avec les journaux qui publient mes poèmes comme La Libre Belgique, ou le Soir qui m’a accompagné pour Fleurs de Funérailles, cette action d’écrire un poème pour accompagner les enterrements solitaires du Coronavirus et dont on a parlé un peu partout en Europe. Faire se rapprocher à la fois les écrivains et les citoyens, au-delà des barrières de langue. Vaste sujet à découvrir en détails sur le site www.poetenational.be
- Depuis 1an, bientôt, nos voyages sont limités, l’Asie est bien loin : comment vivez-vous cette étrange période?
Avec frustration comme tout le monde. Heureusement, le voyage commence dès le seuil. Ou par la parole échangée. J’ai représenté la Belgique dans un festival de la Communauté européenne à Pékin récemment : The 5th EU-China International Literary Festival (online). Belle occasion qu’une formidable traductrice Jingshu Jiao traduise certains de mes « poèmes nationaux » en chinois. Cela m’a donné l’occasion de lier connaissance avec un grand poète chinois d’aujourd’hui, Huang Lihai. Je vais publier prochainement sur le site national belge son premier poème en traduction française. En voici le lien pour vos lecteurs intéressés par ces échanges : « Echoes asking Shadows to Dance: Carl Norac (Belgium) x Huang Lihai »
https://www.youtube.com/watch?v=LFfNqYNi8ro
Ce thème de la traduction me fait rêver, car ce n’est pas un plan de carrière, mais le puissant symbole de partage. A défaut de voyager, je feuillette des livres de ces pays : outre des traductions en chinois, japonais ou dans les langues de l’Inde, j’ai la chance d’avoir sous la main certains de mes livres en coréen, thaïlandais, vietnamien, tagalog ou farsi.
- Si vous deviez évoquer l’Inde par…
un son ? Sans aucun doute le tabla, percussions que j’adore, ou la voix de Bishem Joshi que je croisai à Delhi dans les années 80. Modulations merveilleuses de la voix.
un goût ? Le piment sous toutes ses formes, et la saveur cachée dessous !
une odeur? J’ai envie de dire le santal car quand j’étais ado, la mode était de se parfumer à l’indienne et j’aimais, moi amoureux de la forêt, ce côté boisé. Il y a aussi une autre odeur : le choc, dans mes souvenirs, de cette première fois à l’aube en barque sur le Gange à Varanasi avec, sur les ghâts, les crémations.
une matière? Je dis toujours que la matière pour moi, c’est la langue et qu’écrire est chercher un journal de gestes. Un de mes livres a eu la chance d’être traduit en cinq langues de l’Inde, hindi, gujarati, bengali, ourdou et tamoul. Grâce à une traductrice et chercheuse, Léticia Ibanez, je peux découvrir aujourd’hui davantage de l’intérieur la littérature tamoule et oui, cette matière m’inspire profondément. Se plonger les mains dans les mots, la graphie comme le chant d’une langue.
une couleur? Le safran, car j’y vois la promesse de toutes les gammes autour du soleil.
- Pouvez-vous nous parler de vos projets ?
Tant de projets. Dont l’un est resté secret depuis dix ans, et concerne l’Asie, je compte le publier en 2022. Deux cents poèmes environ sous ce titre qui dit le projet et le rêve qu’il sous-tend : « Le sentiment de l’Inde » !
Pour terminer, ce partage d’un poème en hommage à Lu Yu ( extrait du livre Une valse pour Billie, Editions l’Escampette, 2013 )
LU YU
Du temps où les lettrés voyaient les immortels
passer avec les nuages, nous franchissions les lacs
sur la pointe des pinceaux.
Le soleil avait la taille d’une mare.
À nos yeux, la lune arrimait l’univers.
Toute prime jeunesse nous conduisait aux arbres,
puis aux herbes magiques, enfin à ces cailloux
dont les formes troublantes rappelaient nos visages.
Sur le brocard tombait la pluie, le vin échappé de la bouche.
Et l’ivresse qui nous prenait avait des vertus de silence.
Lentement, nous regardions la corde du temps s’épuiser,
les montagnes devenir humbles à l’approche du couchant.
Alors venaient les hôtes, ceux qui passent avec les nuages,
ces hommes nus, sans ailes d’ange,
fragiles de n’être plus mortels.
Ami qui traverse à présent la passe entre deux pierres,
n’oublie pas de lever la tête.
Si tu les vois, dis-leur que je les prie souvent
quand je tombe à l’envers des rêves.